« Un Jour Sans Fin » : marmottes, fatalité et conventions sociales

par Nicolas Cavaliere
lundi 31 octobre 2016

Une analyse froide et circonstanciée.

Commençons par rappeler l’argument du film, résumé par la référence du Web Allociné, pour donner envie à celles et ceux qui ne l’auraient pas vu : « Phil Connors, journaliste à la télévision et responsable de la météo part faire son reportage annuel dans la bourgade de Punxsutawney où l'on fête le "Groundhog Day" : "Jour de la marmotte". Dans l'impossibilité de rentrer chez lui ensuite à Pittsburgh pour cause d'intempéries il se voit forcé de passer une nuit de plus dans cette ville perdue. Réveillé très tôt le lendemain il constate que tout se produit exactement comme la veille et réalise qu'il est condamné à revivre indéfiniment la même journée, celle du 2 février... » (avertissement : je commence à discuter de détails et d'éléments ultérieurs de l’intrigue à partir du paragraphe suivant)

Un résumé qui oublie l’essentiel, un plan sur lequel le réalisateur insiste, un plan arrivant à 3mn18, qui selon moi détermine toute la suite du film, lorsque Phil Connors observe Rita, le premier rôle féminin joué par Andie McDowell, avec l’œil mélancolique de quelqu’un qui pense qu’il ne pourra jamais conquérir la femme parfaite et souriante qu’il voit apparaître comme par magie devant lui. Dès ce premier regard, le présentateur météo ressent plus que de l’amour, il éprouve de la tendresse (l’amour se fait, la tendresse survient et demeure, comme les champs sur lesquels poussent les fleurs). Son propre cynisme lui saute aux yeux, et dans les efforts qu’il va entreprendre pour séduire Rita, il y aura d’abord jalousie pour ce qu’il n’a pas lui-même, le sourire, une assurance, une insouciance, une positivité. Mais, alors que dans la suite du film, ce héros au départ cynique et ronchon va se révéler talentueux, sociable et charmeur, profondément changé après une série de suicides infructueux, il ne faut pas oublier que cette série de suicides est liée à l’impossibilité vécue chaque 2 février précédent d’une relation avec Rita. Ce n’est pas une fable existentielle, mais une comédie romantique, avec les stéréotypes collatéraux du genre, soit des stéréotypes de genre. L’homme cherche à posséder la femme, et rien d’autre.

A 44mn45, Phil interroge Rita sur ses préférences en relation amoureuse, et Rita expose tout ce qu’elle attend d’un homme dans l’idéal, elle-même admettant avec humour qu’elle est très conventionnelle, confessant comme un vide, une insécurité... Phil va s’engager alors dans la direction qui fera de lui cet homme-là. Il n’y parvient pas consciemment dans un premier temps, mais il accomplira son but inconsciemment, quand totalement désespéré, il deviendra exactement ce qu’elle aura voulu, un musicien, drôle, sociable, charismatique. Il se doit d’être le prince charmant, et il le devient par la contrainte d’un temps qui refuse de s’écouler. Seule victoire de cette femme, qui paiera le prix de sa volonté dans une ultime scène de bal où l’être total qui s’est incarné en Phil Connors devient un trophée de plus à remporter… Rita est donc définie par ce qu’elle veut chez un homme, et non par ce qu’elle est elle-même. Son personnage est peu défini, comme très peu actif. Il est intéressant de noter que dans une des premières moutures du scénario, elle devait avoir sa propre boucle temporelle, mais cette idée qui complexifiait la narration fut abandonnée. Dans le film achevé, elle est une jeune femme souriante qui aime la poésie italienne - dans la version française en tout cas. Et souvent, dans le monde réel, la critique retiendra qu’Andie McDowell est si mignonne qu’elle vaut bien tous les efforts consentis par le pauvre Bill Murray.

Point de vue : Phil Connors devient donc l’être parfait pour une ébauche de femme, un spectre qui n’est que volonté et envie, qui est caractérisé un minimum pour avoir un brin de substance, mais qui n’atteint jamais elle-même cette même substance conquise de haute lutte par le premier rôle masculin. Point de vue numéro 2 : Rita possède déjà une substance élevée en elle-même, elle est simplement cachée, ou implicite à cause des ellipses du film, et le Phil moribond initial ne peut que devoir s’améliorer pour la rejoindre. Ce second point de vue est mis à mal, contredit même par la fin du film. Phil mis aux enchères, Rita donne tout l’argent qu’elle a sur elle pour l’obtenir, geste qui élargit plus encore le sourire à notre héros objectivé. Par ce geste, Rita ne déclare pas tendresse, elle déclare admiration. Elle ne se conduit plus en égale et se soumet aux aptitudes qu’elle a vues en action chez l’homme. La tendresse jalouse de Phil rencontre alors ce qui n’est finalement qu’une autre forme de jalousie. Le premier point de vue est donc le bon. La femme cherche à être possédée par cet homme pourvu d’une substance qu’elle n’a pas, et rien d’autre.

Ce qui peut rassurer quelque part, c’est le happy end pour les deux personnages, qui en fin de compte peu épanouis l’un comme l’autre, trouvent dans le couple une porte d’entrée vers le bonheur, non une conclusion, mais un nouveau commencement. C’est juste que ce serait mieux si le charme de la femme n’était pas le seul élément suffisant au regard du réalisateur pour qu’elle soit aimée du héros. En n’obtenant que le rôle d’une poupée à remporter, elle retire au parcours spirituel du héros une qualité romantique qu’on pourrait imaginer commune dans un couple, l’idéalisme fondamental et juvénile, égoïste et altruiste, sur lequel les rêves se bâtissent en réalités, sur lequel un potentiel éclot. Donnée de départ : Phil rencontre Rita. Rita ne rencontre pas Phil. A la fin du film, le Phil qu’elle achète n’est plus le même – et, bien qu’aucun ne s’en prive, personne sinon lui n’est en droit de juger s’il s’est amélioré ou pas. Rita n’a pas changé d’un iota ; la structure, le récit lui auront enlevé toute opportunité de le faire. Tout n’aura été qu’apparence. Il n’y a pas eu d’alchimie.

« Un Jour Sans Fin », en privant le personnage féminin d’une quelconque évolution personnelle, en le privant de sa propre boucle temporelle, de sa propre épopée spirituelle, pour l’affirmer sans nuance, est donc une œuvre sexiste, reproductrice des clichés éternels sur l’homme éternel et la femme éternelle. L’activisme de l’un n’y est qu’une excuse pour accaparer la docilité de l’autre. Osons une comparaison inepte : dans les mains d’un Paul Verhoeven, ce « Un Jour Sans Fin » s’appellerait « Hollow Man, L’Homme sans ombre ». Malheureusement, ce Verhoeven-là n’est pas animé du même charme cinématographique qui fait de « Un Jour Sans Fin » une œuvre presque aussi marquante qu’« Autant En Emporte Le Vent », dont l’avantage est de nous présenter, aux côtés d’un Rhett Butler chevaleresque, une Scarlett O’Hara indépendante, tourbillonnante, capricieuse, passionnée et ô combien passionnante. Il est juste dommage que le portrait de cette femme soit aussi agressif, bien que cette violence soit attendue dans un film dont l’action a lieu dans un contexte de guerre civile.

Pour finir plus positivement, d’autres films plus récents viendront fournir antidotes à ces poisons pernicieux, et s’il y en a un qui peut être cité, c’est le fataliste « Eternal Sunshine Of The Spotless Mind », la femme à travers le souvenir y est l’être qui initie une relation, l’être qui lui donne sa progression, l’être qui lui donne un sens. Certes, l’histoire qui y est racontée est déjà finie, jouée d’avance. Régression par rapport à « Un Jour Sans Fin », volontariste et positif. Certes, l’homme interprété par Jim Carrey y est plutôt passif et effacé. Simple inversion des stéréotypes habituels, peut-être. Mais grâce à Kate Winslet, qui interprétait déjà dans « Titanic » une femme plutôt rebelle et peu matérialiste, à travers elle, j’ai vu, et cru un instant en la Femme comme prototype d’un Humain dévoué aux contingences terrestres, peu attaché au pouvoir séculier, un Humain autre, au-delà de la question sexuelle, de ses enjeux et des conventions qui en régulent la jouissance. A une Grâce féminine opposée à l’ambition démesurée des hommes, à leur pouvoir, à leurs compétitions vaines, à leurs vaines courses à l’innovation, et aux dommages qu’ils infligent à leur environnement et à leurs pairs, garante d’institutions de paix, productrice et protectrice d’une continuité. A la simple tendresse. Puisse un jour une comédie romantique célébrer plus ouvertement la simple tendresse, celle dont je crois in fine qu’elle n’appartient ni à l’homme, ni à la femme, mais à l’enfant.


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