Un trou dans le monde de Lucien Suel

par Philippe Boisnard
mercredi 20 septembre 2006

Peu connu du grand public, Lucien Suel, qui a publié dans sa maison d’édition La Station Underground d’Emerveillement Littéraire - certains textes inédits de Burroughs entre autres, vient de publier Un trou dans le monde, livre qui interroge poétiquement notre rapport au monde et à la terre, et ceci sans aucun lyrisme.

Lucien Suel, comme Ivar Ch’vavar, fait partie de ces poètes de la terre, de celle du Nord et de la Picardie, de cette tradition de la pensée/corps qui s’imbrique au monde, au sol, aux éléments, à leur lourdeur : "Mon âme chavire nue dans le courant permanent de la viande", et cette viande est celle qui gravite en à-plat de campagne, se dresse à hauteur de terrils, traverse jardins ouvriers, car Suel, tout à la fois écrivain et jardinier, le dit dans les Visions d’un jardin ordinaire (Editions du marais, 2000) réalisé en collaboration avec sa femme Josiane, photographe : "Quotidiennement, longuement, souvent, le jardinier a pissé sur le compost."

Ce trou dans le monde, cette présence trouante de soi dans le monde, est celle d’un témoignage d’être, de cette simplicité d’une existence qui loin de produire comme "les robots transformateurs en plastique, goldoraks de pacotille", devine à travers les éléments et le corps qui s’y mêle que "la vraie condition de notre existence est que l’univers soit en expansion". Expansion qui se fait à partir d’un néant originaire, expansion qui se fait au travers de ces trouées de vie qui déchirent les vides : "Au commencement était le trou dans le trou. Le vagin du néant."

Ce livre de Suel, reprend le même principe d’écriture que celui de Canal mémoire (Edition Marais du Livre, 2004) : mélange, échange, tissage entre une prose riche en mots et rythmée, quasi vocale et une poésie arithmogrammatique. D’ailleurs, les textes qui les constituent se croisent sur une même période de la fin des années 1980 jusqu’à 2004, et répondent d’une même nécessité que celle marquée en quatrième de couverture de Canal Mémoire  :"Les textes proposés ici vont du récit personnel au pamphlet visant différents aspects de notre modernité." Et déjà dans ce livre de 2004, la pensée du trou habitait l’écriture : "Toute la douleur à venir s’entasse au fond des trous noirs."

Ainsi, Un trou dans le monde explore la modernité, mais loin de tomber dans le nihilisme, qui est cependant mis en perspective, ce trou ouvre justement au-delà, dans le rapport entre ciel et terre qui s’effectue par le corps. L’une des particularités justement des poètes du Nord, des poètes qui ont pu être défendus par Ivar Ch’Vavar dans la revue Le jardin ouvrier, tient à une forme de transcendance qui s’effectue non pas à partir de l’envolée lyrique, légère, qui recherche l’élévation et les grands sentiments, mais une transcendance dans l’intime matière souffrante et qui jubile de sa finitude d’être. C’est pour cela que Suel a participé à l’anthologie Cadavre grand m’a raconté, anthologie des crétins et des fous du Nord : "Dans la pénombre, embusqué derrière un sac de glandes prélevées dans la viande mammifère, le rescapé de mes suaves tentations veille pieusement les reliques dont je suis l’humoral tabernacle, saint d’où sort le gras suint. L’angle de mes cuisses happe les phalanges des ordres sacrés. La vertèbre arrondit le dos. Le ventre ouvre la voie. Le boyau noir parle." Le sacré n’est pas nié, il est posé à même l’existence et ses turpitudes : aussi bien folie, douleur, simplicité d’être mortel sur cette terre.

"Chair se fait verbe en moi, entre nourriture et pourriture".

Editions Pierre Mainard, ISBN : 2-913751-27-X, 38 p. 8 €
adresse de l’éditeur : Pierre Mainard, 14, place Saint-Nicolas, 47600 Nérac.


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