Une conversation sérieuse avec le passé

par C’est Nabum
mercredi 15 février 2017

Alain Guillemoles :

"Sur les traces du Yiddishland"

Il est des phrases qui font écho, des aphorismes qui font mouche immédiatement, qui déchirent le voile de l’ignorance. C’est ce merveilleux propos qui m’est arrivé en pleine face : une conteuse, dans un cadre qui incite à la méditation, avant de se lancer dans une série de contes yiddish, donna cette lumineuse définition du conte : « Une conversation sérieuse avec le passé ». Je fus ébloui par cette évidence.

C’est à la lumière de cette définition que je comprends mieux la difficulté à imposer cet art dans ce monde qui ne vit quand dans l'immédiat. Tout doit se contracter dans l’instant sans jamais s’encombrer de ce qui constituait jadis les bagages d’un humaniste, d’un honnête individu. L’histoire, mon dieu, quelle horreur ! Pourquoi diantre s'alourdir l’esprit avec ce qui n’a plus lieu d’être !

Converser ; le premier terme de la proposition donne déjà le tournis. On ne converse plus, on tchatte, tout juste si on clavarde. Les mots sont brefs, claquent comme des coups de fusils. Dans les échanges directs, on parle fort, on crie le plus souvent sans vraiment écouter celui d’en face. On passe du coq à l’âne, le fil de la discussion se rompt à tout propos et parfois un appel lointain vient prendre le pas sur l’échange direct. La pensée est absente du propos, la réplique se veut cinglante, amusante, légère ou simplement lapidaire. Décidément, on ne dialogue plus, on mêle des mots épars !

Sérieux, voilà aussi un adjectif passé de mode. Le futile, le léger, le dérisoire ont le vent en poupe. La gravité déplaît, la pensée se passe de réflexion, l’impression a bouté l’opinion. Il faut avoir un avis sur tout et surtout un avis sans étudier le problème, sans fonder son point de vue sur une analyse approfondie. Tout se passe à la surface des choses. c’est si facile !

Quant au passé, mon bon monsieur, c’est dépassé. Les vieux sont renvoyés dans des mouroirs ; ils n’ont plus rien à dire aux générations suivantes. La mémoire orale, la transmission de l’expérience et du patrimoine culturel se perdent derrière les murs clos des hospices ou sous la chape de plomb de l'effroyable maladie de la mémoire. Le passé n’a plus aucun avenir, le présent n’a lui-même aucun futur. Tout se dilue dans un espace temps réduit à l’instant. La course folle du bonheur se vit à la seconde et le temps lui-même se plie à cette effroyable injonction : les montres disparaissent, elles qui donnaient à voir la course du temps, au profit de téléphones qui affichent l’instant à tout instant.

Alors, conter, raconter en prenant les habits du passé pour évoquer notre époque, pour l’éclairer d’une autre manière, pour lui donner une profondeur et une consistance tout en pariant sur un avenir différent, c’est véritablement un acte désespéré. La parole ne suffit plus : il faut la compléter ou même l’étouffer par de la musique, du bruit, des images. Les mots ont perdu leur sens : ils sont déboussolés, se confondent et se diluent dans une langue de plus en plus réduite.

Vous pouvez comprendre aisément que les contes sont tout juste bons pour les jeunes enfants, à la condition que ce soit avec des histoires niaiseuses, revisitées par les grands studios du dessin animé. Un jour j’évoquais les sirènes dans les légendes des différents pays, pour m’entendre répliquer sans nuance que tout ceci n’était que fadaise et qu’il n’y avait qu’une sirène : la petite des studios Disney. Dans ces beaux livres, il convient d’y glisser des puces électroniques pour noyer l’imaginaire de l’enfant par des sonorités artificielles. Le simple récit est passé de mode. Et dès que les enfants sont grands, il n’est plus question de les ennuyer avec ça !

Quant aux adultes, ils n’ont pas de temps à perdre avec ces histoires d’un autre temps. C’est assez étrange, car justement, les contes étaient conçus pour les adultes, pour leur donner à comprendre le monde qui les entourait, celui dans lequel ils vivaient. Mais diable, nos semblables ne vivent plus, ils s’agitent. Il n’y a plus de place pour la lecture, la réflexion, le silence, l’écoute. Il faut aller en tous sens, comme des insensés, se perdre en séries dérisoires, en émissions abrutissantes, en messages furtifs sur des écrans sans recul. Un peuple qui ne se regarde pas dans le miroir de ses peurs, de ses angoisses, de ses phantasmes se meut en un troupeau de moutons dociles.

C’est parce que le conte est subversif qu’il convient de ne jamais lui faire place. C’est parce qu’aujourd’hui est la seule perspective qui vaille, que la grande majorité n’a nullement besoin de mener cette conversation nécessaire avec le passé. C’est à contrario pourquoi je me suis lancé corps et âme dans cette activité obsolète, ringarde, anachronique et c’est même ce qui me motive et me rend particulièrement fier d’aller à contre-courant de tous ces prescripteurs d’opinion d’une insigne médiocrité et d’une totale vacuité.

Aphorismement vôtre.


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