Une histoire de jazz français, les guitares Selmer Maccaferri

par norbert gabriel
mardi 11 août 2009

1- Genèse


Toutes les guitares de jazz manouche* sont nées Maccaferri. Fabriquées par Selmer, elles ont été un élément déterminant dans le succès du jazz franco-européen dans les années 1933-35. Vers 1930, Mario Maccaferri, un concertiste célèbre, a imaginé des améliorations pour donner à la guitare de concert une meilleure projection du son, plus d’équilibre, plus de puissance. Elève de Luigi Mozzani, musicien et luthier, Maccaferri applique à la guitare quelques-uns des principes des luthiers de Crémone qui ont amené le violon à une quasi perfection technique au 17 ème siècle. Il signe un contrat avec le fabricant d’instruments à vent Henri Selmer, de Paris, pour organiser et superviser un atelier de lutherie. Les premiers brevets sont déposés en Mai 1932 et les premières guitares Maccaferri sont disponibles dans l’année. Modèle pour concert, classique, mais avec le pan coupé type Macaferri.

Henri Selmer qui voit l’arrivée du jazz, et le besoin d’un instrument plus puissant demande à Maccaferri de se pencher sur la question. En 1933, une évolution à cordes métalliques est proposée, la Selmer-Maccaferri.

Archétype de la guitare jazz acoustique, elle a été immédiatement imitée par les luthiers italiens de Paris, Busato, Di Mauro, Favino, Castellucia, Jacobacci, et par les luthiers de Mirecourt, les frères Jérôme, Patenotte. Aujourd’hui Maurice Dupont (le plus proche de l’atelier Selmer) Anastasio, Favino fils, Castelluccia, Monneret, et quelques autres qui oeuvrent dans la tradition des luthiers travaillant seuls, ALD, Alain Mazaud, Lebreton, Christelle Caillot, produisent des instruments de qualité, haut de gamme, entre 2000 et 7000 euros. (l’atelier Selmer, comme les ateliers Dupont ou Di Mauro, était constitué d’une petite équipe de 10-15 ouvriers très qualifiés).


2-Deux accidents, et les rencontres


Ce qui a caractérisé les Selmer-Maccaferri, c’est leur précision, leur sonorité puissante et claire qui permettait à la guitare de jouer en solo, sans l’amplification qui n’existait qu’à l’état de prototype en 1930.

Ce qui les a portées au sommet de la gloire, ce fut la rencontre avec un musicien exceptionnel : Django Reinhardt ( Des 10 meilleurs guitaristes du monde Django est 5 d’entre eux, a dit Eric Clapton) Grâce à la conjonction de deux accidents.

En 1932, Mario Maccaferri a déposé les brevets pour une guitare de concert, avec une innovation ; un résonateur intérieur pour donner à la guitare un équilibre sonore égal entre toutes les cordes. Pas seulement de la puissance, mais un son qui ne sera pas noyé dans un ensemble orchestral. Un peu à la manière du triangle, dont la puissance sonore est très modeste, mais grâce à sa fréquence particulière, il se fait entendre dans un orchestre, au milieu des cuivres et des cordes.

Nous verrons plus loin les détails des améliorations étudiées par Mario Maccaferri. Un accident change sa vie, une chute qui le handicape à la main droite, et il cesse son activité de concertiste classique pour se consacrer à la fabrication de ses guitares de concert.

L’autre accident est celui qui brûle gravement un jeune banjoïste à la réputation montante. Django Reinhardt. Sa main gauche en restera mutilée, deux doigts atrophiés. Pendant sa longue et douloureuse rééducation (il a été brulé aussi sur tout le côté gauche) Joseph, son frère lui apporte une guitare, plus légère qu’un banjo, et aux cordes plus souples. Django qui était un virtuose du banjo jazz-musette, découvre presque en même temps le jazz de Louis Armstrong, d’Eddie Lang, d’Ellington, et avec Joseph, dit Nin-Nin, il envisage de faire du jazz « à cordes » guitares et contrebasse. Au hasard d’une soirée dans un club, il voisine dans les vestiaires avec un violoniste, Stéphane Grappelli. « Django, quand il s’accordait c’était déjà de la musique » dit Grappelli. Il entend la guitare, et spontanément, improvise, et immédiatement, ils sont dedans, dans cette musique tonique, scintillante, débridée, le jazz swing des années 30. Ils ont très certainement entendu parler des précurseurs, Eddie Lang (Salvatore Massaro) et Joe Venuti, duo guitare et violon, Django avait découvert le jazz en 1931 chez un peintre de la bande à Prévert, à Toulon, Emile Savitry, qui était très au courant du vrai jazz américain. Très vite Django et Stéphane sont inséparables, avec Joseph Reinhardt qui sera toujours présent à la seconde guitare. Django exige une troisième guitare (pour la fameuse pompe manouche) et une contrebasse, voici la naissance d’un quintette à cordes qui apporte une des seules créations européennes dans le jazz. Dont l’orchestre devait obligatoirement comporter un « jazz » c’est ainsi qu’on appelait la batterie, et un piano. Grâce à la Selmer Maccaferri, Django jouait d’égal à égal avec le violon de Grappelli.

On voit que ces deux accidents ont généré deux comportements opposés. Maccaferri, à cause de sa main blessée, abandonne la musique pour se consacrer à la lutherie, il invente une guitare qui va permettre à un musicien handicapé de conquérir le monde. Django réinvente de nouveaux doigtés, et la Selmer-Maccaferri devient une légende. Tous les guitaristes du continent européen joueront sur des Selmer (et les petites sœurs Busato, Di Mauro, Anastasio) jusqu’en 1950-55. Y compris Brassens, qui demande à Jacques Favino de lui faire un modèle « Selmer » sans pan coupé. Guitare de forme espagnole, (qui est née en fait en Italie) avec des cordes métalliques attachées en bas de la caisse, et avec un barrage de table renforcé.

Voyons maintenant ce qu’avait conçu Mario Maccaferri pour ses guitares de concert.

 


3-Les guitares Selmer Maccaferri


Pour l’apparence, c’est le pan coupé, et un prolongement de la touche au dessus de la rosace pour monter plus haut dans les aigüs. (Modèles classiques) C’est un pli sur la table, comme sur les mandolines, au niveau du chevalet. C’est un sillet supplémentaire en haut du manche, qui sert de guide-support aux cordes, le second sillet donnant la note. Et pour que cette note soit la plus juste possible, le chevalet est légèrement hélicoïdal, pour compenser la différence de diamètre des cordes. C’est aussi une tête amincie, pour que les cordes restent dans un alignement le plus rectiligne possible. Et des mécaniques précises, sous capot, pour un accordage plus fin. C’est une large bouche en D couché pour sortir le son.(Modèles classiques, ensuite, pour le modèle jazz, la "petite bouche" Selmer devient un standard).

Pour la technique luthière, c’est une fabrication soignée avec des bois fendus et non sciés, pour ne pas couper les fibres (dans la tradition des luthiers de Crémone, Guarnerius et Stradivarius) et des barrages intérieurs adaptés aux caractéristiques sonores recherchées, c’est aussi la mise au point grâce à l’atelier métal de Selmer de mécaniques très élaborées, sous capot pour garantir la fiabilité et la précision. Toutes les pièces y compris le cordier, sortent de chez Selmer, la fabrication est contrôlée dans tous ses éléments.



 (Guitare ayant appartenu à Henri Crolla)

L’innovation la plus importante ne se voit pas, c’est un résonateur qui double la caisse, (une seconde caisse collée à l’intérieur) cette disposition évite les notes « qui roulent » elle donne un équilibre parfait. Ce qui était le premier souci de Mario Maccaferri, avant la puissance. Ensuite, il modifie pour répondre aux demandes des musiciens de jazz, pour leur proposer un instrument puissant.( et en supprimant le résonateur, cher, compliqué)

Et cette guitare a de telles qualités sonores qu’elle peut devenir soliste, adaptée au jeu de Django, à ses traits incisifs, quand les jazzmen US jouaient surtout en accords. (Comme les joueurs de banjo le faisaient pour avoir un son plus fort)

L’atelier Selmer est pleinement opérationnel au moment de la création du Quintette à cordes, et Django ne jouera plus que sur des Selmer pour toute la période la plus significative de son histoire dans le jazz.

Après la guerre, avec l’arrivée des guitares électriques, les Selmer auront en option un micro électro magnétique fabriqué par Stimer, un atelier français (voir note) Ensuite, avec les années 50-55 ; le jazz évolue ans des nouveaux styles, avec des guitares électriques qui apportent un jeu spécifique.

Et les vieux jazz, ceux d’avant guerre n’ont plus la faveur du grand public. D’autant que la mort de Django en 1953 marque la fin d’une époque.

Les Selmer ont été fabriquées à un peu moins de 900 exemplaires, c’est peu, mais ça suffit pour la légende. Il en reste quelques unes, exceptionnelles, celles de la période 1938-41 quand l’atelier Selmer était au sommet de son art. Parmi celles-ci, il y a celle de Django, celle qu’il a gardée. Ayant « table ouverte » chez Selmer, il choisissait, et ensuite donnait, mais il en a gardé une, la 503 (elle est au Musée de la Musique). A la même époque Henri Crolla avait acheté la 453, la seule qu’il ait conservée, une guitare dont le son est vraiment unique, elle a une voix, et c’est sans doute la seule en état d’origine, jamais restaurée, et toujours exceptionnelle. Il y a aussi celle de Stochelo Rosenberg qu’il joue en acoustique. (N° 504) Pour les autres qui ont survécu, restaurées, elles n’ont pas toujours des qualités hors du commun. Une guitare est un instrument vivant, et la lutherie n’est pas une science exacte. Deux frères musiciens avaient commandé deux guitares à un luthier réputé ; à la livraison l’une sonnait très bien, mais après quelques mois, la seconde était meilleure, alors qu’elles avaient été fabriquées avec les mêmes bois, le même soin. Pour les Selmer, c’est un peu comme les violons de Stradivarius, ceux qu’on entend encore aujourd’hui ont tous été fabriqués par Antonio Stradivarius quand il avait entre 68 et 75 ans, il avait 60 ans d’expérience. L’atelier Selmer était au top après 5 ou 6 ans d’activité, ensuite, après la guerre, avec l’interruption de 4-5 ans, il n’a pas retrouvé l’excellence des années 38-40. Et il a fermé en 1952. Mais les frères Di Mauro, les luthiers de Mirecourt, Jérôme, Patenotte, Favino, ont continué à fabriquer ces modèles, dans une gamme de prix plus abordable. Une Di Mauro pan coupé, rouge sunburst coûtait 25 000 frs en 1958-60, soit l’équivalent de 1000 €.


4-Epilogue


Tous les musiciens de ce style ont tous une Di Mauro, une Favino, ou une Dupont, les plus diffusées, mais la liste des luthiers est longue, et il y a des clubs « Quintette Hot Club de France » dans tous les pays du monde, cette musique est restée incroyablement vivante, et depuis la fin des années 1990, le son manouche est très présent dans la chanson francophone.

Parmi les héritiers de Django, tant dans la forme que dans le fond, on peut citer Biréli Lagrène, Angelo Debarre, Dorado Schmidt, Stochelo Rosenberg, Patrick Saussois, Romane, un groupe comme Djangologie, qui s’inspire sans copier, Boulou et Elios Ferré (les fils de Matlo** Ferret) qui perpétuent le duo des frères Reinhardt dans leur complicité et leur complémentarité musicales, dans cette musique le rôle du second guitariste n’est jamais secondaire, plus quelques autres, le choix est large. Et tous jouent sur des guitares qui doivent quelque chose à Mario Maccaferri.


Liens

- Si vous ne devez avoir qu’un disque sur le sujet voir « Gipsy School » un double album réunissant hier et aujourd‘hui avec un livret de 101 pages documenté. Référence dans le domaine. (par Alain Antonietto chez Iris Music).

Pour les livres, deux auteurs de référence : Patrick Williams et Alain Antonietto. Incontournables. Ces deux auteurs sont les plus fiables en matière de jazz manouche, exigeants, intègres et généreux de surcroît.

- Un site à visiter, Rosine et François Charle, respectivement luthière et historien de la guitare dont le livre sur les Selmer est la référence absolue (on peut voir en ligne un aperçu des plans de guitare Selmer Maccaferri) et consulter la liste des instruments et leur cote.

Le livre des Selmer dont la première édition « collector » est épuisée est réédité et disponible chez l’auteur www.rfcharle.com

 

« Le » site Django  www.djangostation.com (mais ce n’est pas le seul)

 

- Luthiers


- Maurice Dupont, (fabrication 100% française)  l’atelier le plus riche en modèles de guitares tous genres confondus. (le seul luthier à proposer la guitare Maccaferri avec résonateur)

 : http://www.acoustic-guitars.com


- Pour avoir un panorama de la production luthière haut de gamme, un diffuseur généraliste, en neuf et occasion : www.guitare-village.com

Et un annuaire généraliste

 : www.laguitare.com/annuaire

 


Notes :

- Le micro Stimer : conçu et fabriqué par Yves Guen un ingénieur français, il se pose sur la bouche, soit vissé sur la table, soit fixé par une pince sous le chevalet, avec une tige qui l’amène sur la rosace. Sa taille a été définie par le diamètre de la « petite bouche » Selmer.


- Le prix des guitares ; dans ces modèles de guitares de luthiers, même fabriquées en petite série, la qualité a toujours eu un prix à peu près constant. En 1938, une Selmer coûte l’équivalent de 2000/2500 €, ce qu’on retrouve à peu près dans le catalogue Dupont en 2009. Ou Dell Arte. (entre 2000 et 4000 €, avec quelques modèles à 6-7000 €)

Dans ces instruments de luthiers, il est fréquent que le prix en occasion soit égal ou supérieur au prix du neuf ; une guitare, ou un violon de bonne naissance, s’améliore avec l’âge. (spécificité des tables en épicéa)

On trouve des copies made in Orient à des prix plus bas, mais c’est comme le pâté de foie et le foie gras, on n’est pas dans la même qualité de fabrication, la finition bâclée des frettes peut être une gêne constante et d’autre part, jouer sur un instrument de qualité est toujours plus aisé que sur un instrument bas de gamme. Surtout avec les guitares type Selmer qui sont des guitares exigeantes, demandant de la force et de la précision, des mains d’homme, mais la gracile et gracieuse Victorine Martin swingue allegro sostenuto dans le groupe DoudouSwing, ou avec Patrick Saussois en tournée aux States.

(l’atelier américain Dell Arte a mis à son catalogue des guitares type Selmer fabriquées en Chine, dans les 600 €, la fabrication semble très soignée, elles sont garanties 2 ans. La réputation de ce luthier permet de penser que ce sont de bons instruments, sans doute pas au niveau des « vieilles réserves » de Dupont fabriquées avec des bois de 40 ans, mais ce n’est pas non plus le même prix.

 

* le jazz manouche n’existe que par cette forme de quintette à cordes, les musiciens de jazz, manouches ou non, sont des musiciens de jazz avant tout..

** l’orthographe des noms manouches a souvent été très maltraitée, pour différentes raisons ; ainsi on voit apparaître Jiango Renard, puis Jeangot en 1928, de même que la transcription phonétique a donné Matelot Ferret, pour Matlo Ferret, dont les enfants ont repris l’orthographe Ferré. (Matlo n’a jamais été marin).

Django en manouche signifie ‘je réveille’


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