Une merveille signée Lurçat : Le Chant du Monde

par Fergus
mercredi 10 novembre 2021

Alors que le musée des Abattoirs, haut-lieu de la vie culturelle de Toulouse, vient d’accueillir – dans le cadre d’un prêt du musée de Cluny – les 6 tapisseries médiévales qui composent La dame à la licorne pour les exposer jusqu’au 16 janvier 2022, zoom sur un autre chef d’œuvre de la tapisserie, contemporain celui-là : le Chant du Monde...

Outre son impressionnant château et quelques édifices remarquables, la ville d’Angers possède des trésors patrimoniaux. Parmi eux, deux chefs d’œuvre de la tapisserie. L’un, médiéval et monumental : la tenture de L’Apocalypse* – comprendre la Révélation – dont les cartons ont été signés au 14e siècle par Hennequin de Bruges et les toiles tissées sur les métiers du lissier Nicolas Bataille. L’autre, contemporain et à peine moins monumental : Le Chant du Monde, une extraordinaire fresque due au génie créatif de Jean Lurçat dont la réalisation est à mettre au crédit des ateliers d’Aubusson (Creuse).

En 1938, le Vosgien Jean Lurçat est depuis longtemps déjà un artiste réputé dont les peintures ont d’ores et déjà donné lieu à la réalisation de tapisseries. Lors d’un voyage à Angers il découvre les 103 mètres de la tenture de L’Apocalypse*. L’artiste ressent à la vue de « cet extraordinaire magma de terreurs (...), de cataclysmes, d’hommes fauchés par l’adoration et la prière  ; [à la vue de] ces tendresses et ces massacres de L’Apocalypse » un choc esthétique et poétique qui le marque profondément. À tel point que, dès ce moment, Lurçat envisage de réaliser, tel un témoignage des temps présents, une version contemporaine de L’Apocalypse, un projet qu’il voit comme une immersion totale dans « les passions, [les] espoirs, [les] misères [et les] anticipations des hommes ».

Jean Lurçat met 19 ans à mûrir son projet. Lui qui a connu les tranchées du Mort-Homme durant la bataille de Verdun, lui qui a observé avec répulsion les horreurs de la guerre civile espagnole puis les atrocités de la 2e guerre mondiale, a été saisi d’un indicible effroi en apprenant les destructions d’Hiroshima et de Nagasaki par les bombes atomiques américaines.

La destruction, la désolation

En pleine « guerre froide » entre le bloc soviétique et le bloc occidental, ce n’est pas un hasard si, en 1957, la première des 10 tapisseries qui constituent Le Chant du Monde illustre sous le titre La grande menace (tissée cette année-là par les ateliers Tabard, lien) le risque nucléaire qui pèse sur l’Humanité. La Terre, caractérisée par plusieurs monuments emblématiques, est exposée à l’explosion atomique, autrement dit à un cataclysme également symbolisé par un volcan en éruption. Le rapace qui domine la planète est-il un « oiseau de malheur » ou l’aigle américain ? Nul ne le sait. La menace étant bien réelle, la survie passe par des mesures de prévention représentées ici par une arche compartimentée, probablement inspirée de l’arche biblique de Noé. Mais rien n’est acquis : elle est elle-même menacée, cette menace prenant la forme d’un aurochs dont les émissions séminales sont, nous dit Lurçat, des « retombées atomiques ». 

La grande menace

Le risque nucléaire est encore présent dans la deuxième tapisserie. Intitulé L’homme d’Hiroshima (Tabard, 1957, lien), cet opus montre les effets sur les habitants exposés aux terrifiantes conséquences de la folie des hommes, ainsi que la possible chute, consubstantielle de l’anéantissement de la pensée, des idéologies politiques et des croyances (symbolisées ici par la croix chrétienne et la faucille) qui ont structuré les sociétés.

La troisième tapisserie, nommée Le grand charnier (Tabard, 1959, lien) expose sous la forme d’une ronde macabre formée autour d’un champignon atomique, l’horreur des corps détruits par les guerres et les armes de destruction inventées par l’Homme. Le bouc décharné, représenté en référence à la tradition médiévale, symbolise la malédiction qui s’est abattue sur l’Humanité. Des dix tapisseries de la fresque, Jean Lurçat affirme que Le grand charnier est « celle qui exprime le plus justement ce [qu’il] voulai[t] faire ».

Le grand charnier

Suit la quatrième tapisserie : La fin de tout (Picaud, 1957, lien). Celle-ci donne à voir un espace noir parsemé de poussières et de cendres – des « germes de mort » pour reprendre les mots de Lurçat – qu’il convient d’interpréter comme une forme de retour au néant, à « l’éternel silence ». Tout a disparu. Ou presque : seule la présence d’une fleur témoigne d’un reliquat de vie, mais il ne faut pas s’illusionner : sa tige est brisée et elle est en voie de décomposition.

L’espoir, le renouveau

Changement avec la cinquième tapisserie, L’homme en gloire dans la paix (Tabard, lien), qui célèbre la fin des conflits – symbolisée par une colombe –, ainsi que la renaissance de l’Humanité, engendrée par la sagesse représentée sous la forme d’une chouette posée sur la tête de l’homme.

Dans la sixième tapisserie de la fresque, L’eau et le feu (Goubely-Gatien, 1958, lien), Lurçat a voulu mettre en lumière les « apparents paradoxes », ceux qui font de l’Homme ce qu’il est, à l’image de la Terre, elle-même née de l’action du feu, représenté craché par la salamandre sur le côté gauche de l’œuvre, et de l’eau, qui se répand dans la partie droite.

La septième tapisserie, Champagne (Tabard, 1959, lien), parsemée de papillons qui symbolisent la légèreté retrouvée, met en valeur dans les bulles qui s’échappent de la cuve à champagne l’euphorie et la joie de vivre nées de la fin des combats. Ce que confirme Lurçat qui précise : « Champagne [ne] signifie pas vin de Champagne, mais introduction dansante, optimiste, heureuse ». En retombant au sol, ces bulles symboliques fertilisent la terre et la rendent de nouveau productive.

Huitième tapisserie, La conquête de l’espace (Tabard, 1960, lien), nous montre la Terre – ou plus exactement une portion de celle-ci – faite de bandes de couleurs qui symbolisent la diversité des peuples et de leurs cultures. Face à elle l’espace infini, constitué de planètes et de constellations. Entre les deux, perçant l’atmosphère, une sphère hérissée de flèches symbolise l’aventure spatiale humaine engagée à cette époque par les Russes et les Américains. Un sagittaire y est inscrit, possiblement comme un présage de la voie à suivre par l’Homme. 

Dans la neuvième tapisserie, La Poésie (Tabard, 1961, lien), Lurçat illustre bien son esprit créatif. « Tout commence toujours avec une sorte d’illumination poétique », affirme l’artiste qui indique à un autre moment « s’exprimer poétiquement, c’est (...) prendre possession de l’Univers sur le plan lyrique ». Avec pour résultat dans cette tapisserie une illustration de l’univers poétique de l’Homme en prise directe avec les représentations zodiacales et l’imaginaire qui s’y attache.

La poésie

Le titre de la dixième tapisserie, Ornamentos sagrados (Tabard, 1966, lien), a directement été inspiré à Lurçat par la visite, l’année précédente, d’une exposition dans un couvent mexicain. Cette œuvre montre : d’un côté, les planètes, représentées par cinq d’entre elles (encore que la Lune, ici présente, n’en soit qu’un satellite, mais omniprésent dans l’imaginaire spatial humain) ; de l’autre, le soleil qui darde sur ces planètes ses rayons source de vie ; à noter aux pôles de l’astre un lion, symbole de pouvoir et de sagesse, et un taureau, symbole de puissance et de créativité. Hélas ! pour Jean Lurçat, il ne verra jamais ce dernier opus sorti des ateliers d’Aubusson : il meurt le 6 janvier, quelques semaines avant l’achèvement de cet ultime volet de son œuvre.

Un superbe écrin

En réalité, les dix tapisseries qui composent Le Chant du Monde fourmillent de détails symboliques. Certaines figures et animaux, récurrents dans l’univers créatif de Jean Lurçat, sont facilement identifiables et interprétables. Mais beaucoup d’autres n’ont pas été documentés par l’artiste et ont, de ce fait, donné lieu à de nombreuses conjectures de la part des experts. Peut-être Lurçat aurait-il livré un recueil complet des clés d’interprétation s’il n’était décédé peu avant la sortie des lisses d’Ornamentos sagrados ? Peut-être a-t-il voulu laisser à chacun la possibilité de s’immerger dans l’œuvre afin d’en comprendre le sens ? Nul ne saura jamais à quoi s’en tenir sur cette alternative.

Une telle œuvre méritait, pour être mise en valeur, un cadre à la hauteur du génie de son créateur. C’est dans l’Hôpital Saint-Jean – l’ancien Hôtel-Dieu d’Angers dont la fondation remonte au 12e siècle – qu’ont été installés en 1967 les 79 mètres linéaires de cette somptueuse tapisserie. Plus précisément sous les harmonieuses voûtes de style gothique angevin de la « salle des malades » dont les trois nefs, séparées par deux rangées de sept élégantes colonnes, offrent un superbe écrin à cette œuvre magistrale. Une incontestable réussite esthétique pour un musée qui, outre les œuvres de Lurçat, présente dans des salles annexes d’autres superbes tapisseries de créateurs contemporains. Petits plus de cette visite : outre les très belles galeries du cloître roman qui jouxte la salle des malades, l’Hôpital Saint-Jean conserve un magnifique meuble d’apothicaire du 17e siècle en bois massif ; orné de pots de pharmacie en porcelaine, ce meuble met en valeur dans une niche spécialement aménagée une très belle et très rare fontaine à thériaque en étain.

Jean Lurçat a été inhumé près de Saint-Céré (Lot) dans un angle du petit cimetière de Saint-Laurent-les-Tours, à deux pas du château où il avait installé son atelier après l’avoir acquis en 1945 puis restauré. Sur sa tombe – et celle de son épouse Simone, ancienne résistante communiste comme lui – a été gravé un soleil au cœur duquel sont, en forme de message d’espoir pour l’Homme, inscrits ces simples mots : « C’est l’aube », soit les premiers mots d’une prédiction de l’artiste : « C’est l’aube d’un temps nouveau où l’homme ne sera plus un loup pour l’homme. » Il est malheureusement à craindre que le chant du monde ne tende pas vers cette harmonie...

* Initialement, cette magistrale tapisserie, commandée par le duc d’Anjou Louis 1er pour illustrer l’Apocalypse de Saint-Jean, mesurait 138 m de longueur.


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