Usual Suspects, la meilleure fin de l’Histoire du cinéma ?

par Axel_Borg
mercredi 9 janvier 2019

Pendant près de deux heures, le spectateur est baladé par le scénario virtuose de Christopher McQuarrie et la réalisation non moins brillante de Bryan Singer : qui est donc ce fameux Keyser Söze ? La narration non linéaire ajoute à l'incroyable puissance de l'épilogue, quand les certitudes de la police volent en éclats avec pour rappel, cette magnifique citation de Baudelaire : La plus belle des ruses du Diable est de vous persuader qu'il n'existe pas !

L'embobinement de Dave Kujan par Roger Verbal Kint a lieu en quatre étapes ... Primo, l'arrivée de Keyser Söze dans la conversation, le nom du mystérieux diable étant révélé par un bandit hongrois brûlé à 60 % mais rescapé du guet-apens de San Pedro ... La légende de l'OVNI Keyser Söze ajoute à l'aspect mystique du récit de Kint. Personne ne l'a jamais vu, personne ne sait qu'il travaille pour lui, mais sa cruauté redoutable est connue de tous ... Sa capacité à éviter les pièges et appliquer la loi du talion semble tutoyer la perfection. Les superlatifs pleuvent sur ce criminel d'exception qui ne connait pas la peur pas plus que la pitié. Tel un bédouin perdu dans le désert, Kujan boit alors les paroles de Kint comme l'eau d'une oasis miraculeuse. Bientôt, il suivra le fil d'Ariane pour retrouver cette cocaïne et ces 91 millions de dollars. Mais le labyrinthe de Dédale est encore truffé de pièges ... 

Secundo, le péché d'orgueil de Kujan, qui se croit bien plus malin que Kint, va se retourner contre lui tel un effet boomerang ... L'infirmité de Verbal Kint pousse son adversaire à un complexe de supériorité. Le kriegspiel utilisé par Verbal va être fatal à Kujan. Le boîteux de New York va bluffer, comme dans une partie de poker : et s'offrir sur un plateau d'argent la tête de Kujan, qui avait devant lui un carré d'as, avec une paire de trois ...

Tertio, ce dernier enfonce le clou par son obsession sur la personne de Dean Keaton, un des complices de Kint ... Keaton par ci, Keaton par là ... Dave Kujan mange Keaton, pisse Keaton, dort Keaton, qu'il tient pour la figure de proue du quintet d'escrocs. Sauf que l'instinct de Kujan est mauvais. Il a choisi le mauvais cheval, la mauvaise cible, face à l'homme victime d'apartheid du fait de son infirmité, ce marginal réduit au silence derrière son regard triste et son profil bas.

Quarto, les certitudes de Kujan volent en éclats une fois Kint parti du bureau ... Les mots clés utilisés par l'infirme se retrouvent sur le mur (Skokie, Guatemala, Redfoot ...) ainsi que sur la tasse de café de l'agent (Kobayashi  !). Le gigantesque baratin inventé par Verbal a fonctionné, créant une illusion diabolique dans laquelle Kujan s'est engouffré la fleur au fusil, tombant dans un piège machiavélique de ruse et d'éloquence. Tel un sophiste de la Grèce Antique, Kint a baladé Kujan dans un monde utopique et chimérique sans que ce dernier puisse se défaire de cet odieux mensonge. Le cadre n'est pas une agora somptueuse au pied de l'Acropole d'Athènes mais un minable bureau de police aux volets.coulissants. Par la seule puissance du verbe, Kint va raconter n'importe quoi, et entraîner Kujan dans ce toboggan de la mythomanie, ce puits sans fin, ce gouffre sans fond .

David a battu Goliath par le bluff, par la ruse ... Tel Ulysse se muant en Personne face au cyclope Polyphème, Kint piège son interlocuteur avec une maestria remarquable, une véritable quadrature du cercle ... Mais dans cette Odyssée 2.0 où la baraka de Kujan va se muer en scoumoune, Kint nous fait du Pénélope, défaisant ce qu'il a fait en un clin d'oeil. Et à la différence d'Ulysse, il ne crève pas l'oeil du cyclope, car il a besoin que Kujan réalise par ses propres yeux l'ampleur du désastre. Quand ce dernier ouvre les yeux face au puzzle reconstitué, à une mosaïque aussi sompteuse que celles de Ravenne, l'iceberg a déjà fracassé le Titanic. Echec et mat, le point de non-retour est atteint. Mais le mal est fait, le poison a agi de façon irréversible sans antidote, et Verbal Kint nous a offert avec ce coup de théâtre une madeleine de Proust dans les épilogues fracassants du cinéma policier.

Le lapin est sorti du chapeau mangé par Dave Kujan après un duo de couleuvres en entrée ... Quand le portrait robot de Keyser Söze arrive, il est trop tard ... L'oiseau s'est envolé de la cage. Un bandit tel que Keyser Sôze, on l'attrape de suite ou jamais ...

La principale technique utilisée par McQuarrie et Singer dans Usual Suspects est celle du retournement final, celle qui consiste à revoir le film de toute autre manière au deuxième visionnage.

D'autres cinéastes ont utilisé cette technique : Akira Kurosawa dans Rashômon (1951), Henri-Georges Clouzot dans les Diaboliques (1955), Alfred Hitchcock dans Sueurs Froides (1958) et dans Psychose (1960), René Clément dans Plein Soleil (1960), Terence Young dans Bons Baisers de Russie (1963), Stanley Kubrick dans 2001, Odyssée de l'Espace (1968) mais aussi dans Shining (1980), M. Night Shyamalan dans Sixième Sens (1999), Martin Campbell dans Casino Royale (2006) ou encore Christopher Nolan dans le Prestige (2006). Parfois, le retournement a lieu en plein film : avec Hitchcock encore dans Rebecca (1940), Martin Campbell dans Goldeneye (1995) ou David Fincher dans Fight Club (1999) et Gone Girl (2014).

Maestro du suspense et des montagnes russes d'adrénaline, Alfred Hitchcock avait aussi pour habitude d'utiliser des décors parfois grandioses, associant souvent la fin d'un film à un lieu marquant : le London Palladium dans les Trente-Neuf Marches (1939), le manoir de Manderley pour Rebecca (1940), le manège du parc d'attractions dans l'Inconnu du Nord-Express (1951), le Royal Albert Hall dans l'Homme qui en savait trop (1956), le clocher de la mission San Juan Bautista dans Sueurs Froides (1958) et bien sûr le Mont Rushmore dans la Mort aux Trousses (1959). David Lean ne fit pas autre chose avec la jungle sauvage, la rivière et le pont dans le Pont de la Rivière Kwaï (1957), tout comme Stanley Kubrick avec la Via Appia dans Spartacus (1960), Steven Spielberg à Pétra dans Indiana Jones et la dernière croisade (1989) ou Ridley Scott avec un canyon du Grand Ouest américain dans Thelma et Louise (1991).

Mais un décor somptueux n'est pas l'alpha et l'oméga pour une fin magistrale : Michael Curtiz dans Casablanca (1943), James Cameron dans Titanic (1997) ou James Gray dans Two Lovers (2008) le prouvent en jouant sur la corde sensible du spectateur tiraillé par les émotions de ces films d'amour : les personnages torturés de Rick Blaine (Humphrey Bogart) et Leonard (Joaquin Phoenix) ne laissent pas indifférents, pas plus que le sort de Jack Dawson en plein océan Atlantique Nord par une nuit d'avril 1912.

Idem pour les films mettant un scène un bras de fer : Steven Spielberg dans Duel (1971), John Schlesinger dans Marathon Man (1976), Costa Gavras dans Music Box (1989), David Fincher dans Seven (1995), Michael Mann dans Heat (1995) et enfin Woody Allen dans le Rêve de Cassandre (2007), avec respectivement une route désertique, le réservoir d'eau de Central Park, un appartement miteux de Budapest, un no man's land, un aéroport et un simple voilier.

Usual Suspects se termine lui dans la banalité d'un simple bureau, pas de quoi impressionner ... Mais attention, les apparences peuvent être trompeuses.

Dans ce retournement final d'Usual Suspects, tout tombe comme un château de cartes après la narration non linéaire ayant balladé le spectateur : le flash-back avec Kobayashi, le mythe Keyzer Söze, et bien entendu les certitudes de l'agent des douanes Kujan.

Comme le spectateur, celui-ci réalise trop tard qu'il a été roulé dans la farine par Verbal Kint. Alors qu'un fax crépite et vient confirmer ses craintes, Kujan en lâche sa tasse de café sur son bureau, pour un séisme à l'envers. Pas de happy end hollywoodien cul-cul la praline où le méchant se fait coincer par les représentants de la vertu ... Passé entre les mailles du filet, Kint s'envole, tel un oiseau voyant sa cage d'ouvrir et le ciel tout entier à lui.

Impossible de ne pas vouloir revoir ce film après un tel coup de Jarnac : l'arrogance de Kujan, la fausse timidité de Verbal Kint, l'éloquence de Dean Keaton, le rayonnement lunaire de McManus, le charisme mystique de Kobayashi, la description de Keyser Söze ...


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