Vienne 1913, pièce d’identités
par Ben Ouar y Villón
jeudi 19 janvier 2006
Donnée hier 18 janvier 2006 à Paris à l’Espace Rachi, la première de Vienne 1913, du dr Alain DIDIER-WEILL est un franc succès.
L’histoire de la psychanalyse est un sujet hautement politique, et rendre cela au théâtre est un pari aussi risqué que réussi.
La compagnie Influenscènes, dirigée par le brillant Jean-Luc Paliès, parvient à la retransposer, musicalement et visuellement dans l’univers du jugendstil, au début du XXe siècle (création plastique Odile O). La seconde guerre mondiale va éclater non loin de là. Mahler, ce Juif converti, conspué par toute la communauté juive, et que Freud a suivi en 1910, vient de mourir. Freud réunit autour de lui tout ce que Vienne compte d’esprits éclairés, cependant que le racisme continue de faire rage, et notamment un antisémitisme qui était établi comme ordinaire dans la Vienne de ces années-là.
C’est autour d’une rencontre entre Freud, Carl Jung et un certain jeune peintre, Adolf H..., que l’auteur a inscrit son récit, entre fiction dramatique et narration. (Isabelle Starkier en mémorable maîtresse de cérémonie). Freud est au centre de toutes les attentions : Jung lui cherchera des poux dans la tête des dieux grecs, après avoir tout de même fondé à Zurich la « Société Freud ». L’extrême-droite autrichienne lui fera l’éternel procès de la propagande "capitaliste juive". Cette rencontre entre ces trois figures, Freud, Jung et le jeune Hitler, n’a rien d’improbable, et le récit n’en prend que plus de saveur.
Adolf H aura le parcours qu’on connaît. Dommage qu’il ne se soit pas fait soigner à Vienne. Jung, d’abord admiratif des travaux de Freud sur les rêves, n’échappera pas à la récupération des nazis pour avoir théorisé sur des symboles tels que l’appartenance au sol, ou sur la tradition de l’homme-dieu chrétien. On sent à cet égard dans la pièce un parti violent contre Jung, à tel point que l’acteur jouant d’abord Jung joue ensuite un curé de campagne. C’est là que cette pièce, par ailleurs flamboyante d’humour et de verve intellectuelle, pèche, par un parti pris marqué. Oui, les idées, aussi honnêtes soient-elles, peuvent allumer des feux dans un contexte défavorable. Oui, Jung était fils de pasteur protestant. Qu’aurait-on dit s’il avait été catholique ? Inutile d’être grand clerc pour savoir qu’il n’était pas bigot, ce brave Jung, qui ne dut sa survie qu’à sa citoyenneté suisse. D’ailleurs, il serait tout aussi réducteur de penser qu’il s’agit là d’une représentation entre les spiritualistes d’une part, et les matérialistes de l’autre. La pièce est traversée par une vigilance humaniste jamais voilée. Freud, après tout, appartenait de son côté à l’élite viennoise, fils d’un libéral libre penseur...
Mais il faut aller voir ce spectacle, magnifiquement réalisé dans l’espace et joué avec une grande précision par des acteurs servant un texte avec une force rare. Le rôle difficile d’Adolf H est incarné avec évidence par Miguel-Ange Sarmiento. Notez aussi l’interprétation toujours remarquable de Frédéric Andrau (souvenons-nous de Inconnu à cette adresse, monté par Benichou) dans le rôle de Hugo, un jeune Viennois aux pulsions antisémites, qui, grâce à Freud, commencera ce grand voyage vers lui-même, où il trouvera enfin la paix, peut-être.
Seule mauvaise note de la soirée, on aurait envie que les responsables de l’Espace Rachi, où l’on n’entre pas sans d’abord subir un interrogatoire et un contrôle d’identité (!), suivent eux-mêmes les conseils du bon Dr Freud, et comprennent pourquoi, au-delà de leur travail de surveillance, ils cèdent un peu à la tendance du tout sécuritaire... Pour paraphraser un célèbre philosophe français, la culture a deux ennemis : l’ordre et le désordre.
Espace Rachi, rue Broca, M° Censier, à 20 h 30. (se munir d’une pièce d’identité)