Visniec en Avignon

par Orélien Péréol
mardi 21 juillet 2015

Moi le mot de Matéi Visniec mise en scène Denise Schröpfer, avec Eva Freitas, Rébecca Forster, Aurélien Vacher (+ violoncelle), chansons : Didier Bailly Les Ateliers d'Amphoux 14h20

Les chevaux à ma fenêtre de Matéi Visniec m e s Françoise Giaroli avec Jean Poirson, Compagnie Coup de Théâtre Cie Collège de la Salle 18h00

Du sexe de la femme comme champ de bataille, de Matéi Visniec mise en scène de Bea Gerzsenyi, avec Vasiliki Georgikopoulou, Krisztina Goztola, Anett Slarku, chant. Compagnie Faut Plancher Pandora 10h50

La mémoire des Serpillères de Matéi Visniec mise en scène Victor Quezada-Perez avec Lucas Henaff, Laurent Pons, Charles André Lachenal, Aurélie Bozzelie, Doriane Emerit, Mylène Cala, Mélanie Charvy, Aurore Bourgois Demachy, Clémentine Lamothe, Marie Sanson, Sixtine Leroy Compagnie Umbral, Présence Pasteur 12h15

Quatre spectacles de cet auteur cette année. Né en Roumanie, Matéi Visniec parle souvent, mais pas toujours, de la guerre, des guerres ethniques, de cette partie de l'Europe compliquée, les Balkans.

 

Moi le mot. Comme une petite entreprise de déballage des mots. Visniec a écrit des variations, des fantaisies, sur des mots plus ou moins choisis. Il ne se soucie ni d'exactitude, et encore moins de faire de leçon. Il a traité, gentiment maltraité, une soixantaine de mots ; la Compagnie des Ondes en a mis en scène vingt-quatre. Deux actrices et un acteur se répartissent ces mots et leur dérive joyeuse. Les mots circulent dans la rue, comme des personnes. Ils sont discrets ou tonitruants, rares ou fréquents, subtils, plein de secrets de plis et de replis, quelquefois droits et visibles, sans fioritures mais c'est bien rare. On n'a pas de mal à les attraper, ils s'envolent n'importe quand et partout. Le mot mal, mal aimé comme il se doit... se donne pourtant du mal...etc. Les mots se déboutonnent et c'est la fête.

C'est frais, c'est habité. De nombreuses chansons, variées, très réussies, chacune avec sa spécificité, son orchestration... chaque mot porte une situation entre les trois « diseurs », toujours nouvelle, toujours surprenante et agréable.

Celles et ceux qui le désirent reçoivent une sorte de marque-page pour écrire leur « petit mot » sur un mot qui seront lus, une réprésentation future.

 

Les chevaux à la fenêtre

Tout autre est Les chevaux à ma fenêtre. Là, il s'agit de variations sur la guerre. Nous ne sommes pas à la guerre, nous sommes à l'arrière, dans une maison ou des maisons successivement, et la guerre est tout près de nous. La vie disloquée des familles. Le départ du fils, du mari... Des soldats en peau de lapin qui au lieu d'aller conquérir la gloire fille de la victoire ont des comportements ridicules et lâches, ou alors une malchance d'une taille insoupçonnable. Nous avons donc toujours le passage du gradé qui va annoncer la mort.

La compagnie Coup de Théâtre a pour forme, dans toutes ses créations, d'avoir un seul animateur de marionnettes, comédien et qui doit « se débrouiller ». Dans ce spectacle, Jean Poirson fait plus que bien se débrouiller. Les marionnettes sont filiformes, en cure-pipes mal fichus, tenues par la tête, la bouche s'ouvrant dans la pince de la main du marionnettiste. Elles sont belles et évocatrices de campagne reculée et pauvre où manger n'est pas si facilement accordé, si bien que partir à la guerre est un malheur un peu plus grand que l'ordinaire mais pas tellement. Seul, le messager de la mort n'est pas une marionnette, il a de l'épaisseur, lui. Bref, c'est la mort qui tire les ficelles (même s'il n'y a pas de ficelles). « Réaliste » et poignant.

 

Du sexe de la femme comme champ de bataille part d'un moment de guerre vrai. Du viol comme mode de guerre, pendant la guerre de l'Ex-Yougoslavie, où les appartenances ethniques portaient les haines. Ainsi, une femme mariée à un homme d'une autre ethnie, après l'entrée en guerre, pouvait se faire violer par des hommes de son ethnie, puisqu'elle avait rompu avec la pureté de la race. C'est un trait courant de ce type de guerre que les "traitres" d'un camp soient plus haïs que les ennemis. Je ne pense pas être hors sujet en faisant remarquer que les Hutus ont commencé par tuer les Hutus modérés, celles et ceux qui n'étaient pas pour le génocide. Dorra, la violée, qui ne supporte pas le fœtus dans son ventre (la vie se moque pas mal de nos querelles, aussi ignobles et intenses soient ce qu'elles nous font faire) passe en revue les groupes ethniques qu'elle a connu : les Turcs, les Roumains, les Croates, les Hongrois, les Juifs... Ils ont tous leur petit caractère. Elle les aime bien. Il y a des irréparables : les Juifs ont tué le Seigneur. On n'y pense pas trop. Par contre, les Serbes, ceux-là, elle les hait. Définitivement. Dieu aussi, elle le hait.

La thérapie que Kate doit faire s'inverse, c'est Dorra qui arrive à exprimer Kate et lui faire faire ses choix, au plus près d'elle. Dorra trouvera par là, le goût de vivre, de garder son enfant, de le faire vivre...

Le texte est fort et très documenté. Toutes ces « identités », comme on dit maintenant, mêlés dans des territoires serrés les uns contre les autres forment un condensé d'Europe. La force du texte suffit et on peut faire confiance à cette force. J'ai regretté le trop plein de pleurs, de cris, qui est certes une performance d'acteur, d'actrice donc ici, mais qui ne me semble pas absolument nécessaire.

 

Matei Visniec

La mémoire des Serpillères traite de la guerre, dans une transposition clownesque. C'est une guerre, idéalisée comme guerre, en direct sur le champ de bataille (qui fait penser aux tranchée de 14-18), irréaliste en diable. Le tout est de maintenir l'état de guerre. Quand un groupe manque de munitions, il en achète à l'ennemi. Les belligérants sont, au fond, du même camp, du camp des belligérants. Ils ont des histoires d'amour qui les émeuvent aux larmes. Des tueries magnifiques, des têtes à têtes violents et mortels. Le curé bénit tout, les armes, les munitions, en pleurant sur lui-même « est-ce que j'ai bien le droit de faire ça ? » Pendant ce temps, les humains sont en colloque à Lausanne sur « vivre ensemble et la fête des voisins », ou quelque chose comme ça. Ils essaient de passer un accord avec les rats qui nettoient leurs déchets depuis longtemps dans les caves et les sous-sols avec un manque de reconnaissance intolérable. Il s'agit de prendre acte de cette relation des rats et des hommes et de la faire fructifier autant pour eux que pour nous. Les rats ont un modèle de vie sociale très enviable avec un seul cerveau. Pas d'angoisse de la mort, pas de liberté... tout fonctionne sans anicroche. Un journaliste vient faire son reportage... il doit payer. On lui propose l'interview d'un agonisant blessé à la jambe... Rien n'est crédible et cependant tout se passe comme dans la vraie vie... Joyeux, loufoque, rythmé... et profond.

Matéi Visniec, une écriture impeccable, dans laquelle chaque mot a la place ad hoc, pesée sans labeur sur une balance de précision.


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