William Hogarth et le « Marriage-A-la-Mode »

par Fergus
lundi 16 décembre 2019

La série de 6 tableaux ainsi intitulée est une savoureuse satire des mœurs de la « bonne société » anglaise du 18e siècle. En l’occurrence du « mariage arrangé » qui s’imposait à cette époque comme la norme matrimoniale. Bien que plusieurs artistes français aient apporté leur contribution à la création de ces œuvres pour les décliner sous la forme de gravures, ces tableaux restent méconnus dans notre pays, et c’est bien dommage tant ils illustrent avec un talent acéré les travers de l’aristocratie et de la grande bourgeoisie…

« Marriage A-la-Mode »

Né en 1697 dans une famille londonienne de la classe moyenne – son père était professeur de latin –, William Hogarth se lance dans la peinture après une formation de graveur. Très vite, il est attiré par l’observation sociale qui constitue sa principale source d’inspiration picturale. Aux abords de la trentaine se situe le tournant de la carrière de cet artiste : Hogarth entreprend de mettre en images cette observation sociale au moyen de séries de tableaux et de gravures à thème.

En 1731, Hogarth achève sa première série, constituée de 6 tableaux. Intitulée A Harlot’s Progress (La carrière d’une prostituée), ces œuvres montrent sous une forme moralisatrice – l’artiste lui-même parle de « Modern moral subject » – le destin d’une jeune fille de la campagne, Moll Hackabout, qui, à la suite d’une rencontre avec une maquerelle, devient prostituée et vit de ses charmes pour finalement décéder, à l’âge de 23 ans, d’une maladie vénérienne après avoir séjourné à la prison de Bridewell. Ces tableaux ont malheureusement été détruit lors de l’incendie de Fonthill House en 1755. Par chance, il reste les gravures sur cuivre réalisées en 1732.

Peu de temps après, en 1734, Hogarth met une touche finale à une nouvelle série de 8 tableaux. Intitulée A Rake’s Progress (La carrière d’un libertin), celle-ci raconte, toujours dans une tonalité moralisatrice, le destin d’un certain Tom Rakewell dont le patronyme évoque le mot Rakehell, généralement utilisé sous le diminutif de Rake (en français râteau), un nom commun qui, à l’époque, désignait un fils de famille fortuné à la vie dissolue. Les deux premiers tableaux sont consacrés à l’éducation et à l’héritage de ce Rakewell, fils d’un riche négociant. Suivent une scène d’orgie puis une tentative d’arrestation pour dettes. Le cinquième et le sixième tableau montrent le mariage de ce Rake avec une femme laide mais riche, suivi de la dilapidation des biens de l’épouse dans un tripot. La série se termine en deux volets : l’un montre le séjour de Rakewell à la prison des débiteurs de la Fleet, l’autre son agonie à l’asile psychiatrique Bedlam. Cette série est conservée à Londres, au Sir John Soane’s Museum

La série suivante, réalisée par Hogarth durant les années 1743 à 1745, reste dans le même registre de l’observation sociale moralisatrice. Elle a cette fois pour thème le mariage tel qu’il est pratiqué dans la haute société britannique. Intitulée Marriage A-la-Mode, cette nouvelle série décrit, avec une remarquable acuité satirique, le contexte et les effets d’un mariage contracté, non sur la base de sentiments partagés, mais en fonction des intérêts matériels des deux familles dans le cadre d’une forme de convention sociale qui s’imposait à cette époque dans l’aristocratie et la haute bourgeoisie. Cette série comporte 6 tableaux, exposés à la National Gallery de Londres. Elle montre comment un père aristocrate et jouisseur en délicatesse financière marie son fils libertin à la fille d’un riche marchand qui aspire à entrer dans le milieu aristocratique. Une union au destin tragique dont voici le détail :

1er tableau : The Marriage Settlement (titre du cadre), nommé The Marriage Contract (Le contrat de mariage) par Hogarth. Cette toile pose clairement le décor. On y voit sur la partie droite trois personnages. Tout d’abord le Comte Squanderfield, vêtu d’habits de cour et muni d’un arbre généalogique qui indiquent son rang dans l’aristocratie et l’ancienneté de sa lignée ; l’homme souffre de la goutte, symbole d’une vie de jouissances qui lui coûte fort cher : il est en quête de nouvelles ressources. En face de lui se tient l’échevin, un riche marchand qui, contrat en main et moyennant le tas de pièces d’or remis au Comte, vient de marier sa fille au Vicomte pour introduire sa propre famille dans l’aristocratie. Le troisième personnage, debout, est un créancier, venu là réclamer le paiement d’une dette, peut-être le palais inachevé de style italien que l’on aperçoit par la fenêtre. Sur la partie gauche du tableau se tiennent trois autres personnages. Le Vicomte, habillé en dandy à la mode française et boîte de tabac à priser en main, semble avant tout intéressé par sa propre image dans le miroir. Dans son dos, son épouse est visiblement désespérée. Elle est consolée par l’avocat Silvertongue. Enfin, sur le parquet figurent deux chiens enchaînés l’un à l’autre qui préfigurent de manière symbolique ce que sera cette union.

2e tableau : The Tête à Tête (titre du cadre), nommé Shortly after the Marriage (Peu de temps après le mariage) par Hogarth. Le couple émerge d’une nuit de débauche. La chaise renversée et divers objets au sol indiquent que le désordre règne dans la maison. L’attitude scandalisée du serviteur méthodiste, porteur d’un lot de factures impayées, confirme que tout part à vau-l’eau. La Vicomtesse, regard espiègle en coin, semble très satisfaite de sa nuit consacrée aux cartes – un jeu et une méthode whist sont visibles au sol – et sans doute à la visite d’un amant, symbolisée par la tâche qui macule sa robe. Le Vicomte, quant à lui, est fourbu et abattu. Sur son cou un pansement noir (déjà présent dans le 1er tableau) signifie qu’il est atteint d’une maladie vénérienne. Le petit chien tire de sa poche un bonnet de femme, maîtresse ou prostituée. Une femme avec laquelle il n’a probablement pas pu être capable d’avoir une relation sexuelle comme le symbolise l’épée brisée à ses pieds.  

3e tableau : The Inspection (titre du cadre), nommé The Visit to the Quack Doctor (La visite chez le médecin charlatan) par Hogarth. Assis sur une chaise, le Vicomte se plaint de l’inefficacité des pilules sur l’évolution de la syphilis dont il est affecté. À gauche, le charlatan essuie tranquillement ses bésicles en portant un regard faussement attentif à la réclamation de l’aristocrate. Debout près du Vicomte se tient une gamine prostituée, elle aussi atteinte de maladie comme le symbolise la plaie à la lèvre sur laquelle elle porte son mouchoir. La femme debout est elle aussi une prostituée atteinte de syphilis comme le montrent les deux pansements qu’elle porte au visage. Peut-être s’agit-il de la mère de la fillette dont l’attitude haineuse qu’elle porte au Vicomte exprime la colère d’avoir dû céder sa fille à ce noceur. On observe également dans ce cabinet du matériel de pharmacie et d’alchimie, ainsi que des mécanismes en métal, à droite du tableau, sur lesquels repose une brochure indiquant en français le fonctionnement de ces « deux machines superbes […] inventées par Monsieur de la Pillule  ».

4e tableau : The Toilette (titre du cadre), nommé The Countess’s Morning Levée (Le lever de la Comtesse) par Hogarth. Les couronnes comtales en haut du lit et de la coiffeuse sont éloquentes : le Comte est mort et son fils a hérité le titre. Devenue Comtesse, l’épouse de Squanderfield reçoit pour sa toilette comme il est d’usage dans l’aristocratie qui entend singer les pratiques royales. Manifestement, la chambre de la Comtesse ne plaide pas pour la vertu de la dame. On y voit en effet des tableaux érotiques ainsi que le portrait de son amant Silvertongue lequel, vautré sur le sofa, compte fleurette à la Comtesse tandis qu’elle est peignée par un valet. À gauche du tableau, un chanteur d’opéra bedonnant interprète un aria, accompagné par un joueur de flûte traversière. Une prestation qui séduit la dame en blanc et l’homme en habit taupe, mais nettement moins le personnage du fond qui s’est assoupi. Reste l’homme aux ridicules papillottes, revêtu d’un habit bleu de Prusse ; perdu dans ses pensées, il fait acte de présence, mais ne s’intéresse ni à la Comtesse ni au chant de son voisin. Enfin, le valet et le page noirs relèvent de l’exotisme ancillaire à la mode.

5e tableau : The Bagnio (titre du cadre), nommé The Killing of the Earl (La mort du Comte) par Hogarth. Un Bagnio était un établissement de bains pouvant être doté de chambres destinées à la prostitution ou à des rencontres d’amants. Nous sommes dans l’une de ces chambres. La Comtesse et Silvertongue, plusieurs pièces d’habit jetées au sol, étaient sur le point de se livrer à un acte sexuel lorsque le Comte les a surpris, bien décidé à en découdre avec l’avocat. Grièvement blessé par Silvertongue, le Comte agonise. Un genou à terre, la Comtesse lui demande pardon tandis que le meurtrier s’enfuit en chemise par la fenêtre, en abandonnant ses vêtements et son épée souillée de sang. À droite du tableau, attirés par les éclats de la lutte, des gens armés de bâtons arrivent trop tard pour porter secours à Squanderfield. En arrière-plan, un tableau représente une femme légère. Au sol, deux masques qui ont sans doute servi à préserver l’anonymat des deux amants à leur arrivée au Bagnio.

6e tableau : The Lady’s Death (titre du cadre), nommé the Suicide of the Countess par Hogarth. Revenue chez son père après la chute de la maison Squanderfield, la Comtesse vient de mettre fin à ses jours en s’empoisonnant, terrassée par la faillite et surtout par le chagrin à l’annonce de la pendaison de son amant Silvertongue au gibet de Tyburn (l’avis d’exécution gît au sol). Son père lui ôte l’alliance du doigt tandis qu’une vieille servante amène la fille de la Comtesse pour embrasser une dernière fois sa mère ; marquée sur la joue, la fillette a d’ores et déjà contracté une maladie vénérienne. Manifestement, le marchand n’a plus l’aisance qu’il avait lors du mariage : son intérieur bourgeois est modeste, et il en est réduit à manger de la tête de porc dont le chien, famélique, vient dérober un morceau d’oreille. Un apothicaire réprimande le valet qui a fourni le poison à la Comtesse dépressive. La vue de la fenêtre donne sur la Tamise et le vieux London Bridge dont les maisons ont été détruites en 1757.

Comme cela a déjà été le cas pour les deux séries précédentes, Hogarth réalise à l’aide de ses assistants des gravures de chacun des tableaux. Pour Marriage A-la-Mode, ce sont trois graveurs français établis à Londres qui se chargent de ce travail : Bernard Baron, Simon François Ravenet et Louis-Gérard Scotin. Hogarth se contente, dit-on, de graver les visages. Ces gravures présentent une originalité : contrairement à la technique habituelle qui oblige les graveurs à reproduire l’œuvre par le biais d’un miroir afin de remettre chaque dessin à l’endroit lors de l’impression, elles sont ici gravées sans recours à un miroir, d’où les images inversées à la sortie des presses d’imprimerie. Contrairement aux tableaux de la série qui ont été cédés par Hogarth à un prix décevant, les gravures se vendent bien. Et les profits de l’artiste sont d’autant plus juteux qu’à la suite de la diffusion de contrefaçons de ses précédentes séries, il a obtenu en 1734 le vote par le parlement britannique d’une loi, The Engraving Copyright Act, qui protège dorénavant la propriété des images gravées, en complément du Copyright Act de 1710 sur la protection des œuvres d’art. Cette loi est généralement connue sous le nom de Hogarth’s Act.

D’autres séries « morales » ont suivi dans l’œuvre de William Hogarth. Tout d’abord Industry and Idleness (Le Travail et l’Oisiveté) qui, en 1747, montre en 12 scènes les parcours édifiants de deux personnages symboliques, l’un du Travail, l’autre de l’Oisiveté ; le premier apprenti gravit les échelons de la société jusqu’à devenir échevin puis maire, le second apprenti s’enfonce dans la paresse et la fréquentation des bas-fonds jusqu’au meurtre qui le conduit au gibet de Tyburn. Suivent en 1751 deux gravures nommées Beer Street and Gin Lane (Rue de la bière et Ruelle du gin) dont le propos est de dénoncer les méfaits de l’alcoolisme en soutien du Sales of Spirits Act voté l’année précédente pour réglementer la vente des spiritueux. Cette même année 1751, Hogarth publie The Four Stages of Cruelty (Les quatre étapes de la cruauté), une série de gravures montrant comment les supplices infligés aux animaux conduiront à d’odieuses pratiques sur les humains eux-mêmes. 

William Hogarth a indiscutablement été un très grand peintre, sans doute le plus important du royaume d’Angleterre au cours du 18e siècle. À la fois par l’extraordinaire richesse de son œuvre, la diversité des sujets traités et la remarquable pertinence de ses observations sociales. Tour à tour peintre, graveur, pédagogue ou essayiste, Hogarth est aujourd’hui considéré – à juste titre – par la plupart des spécialistes comme le père fondateur de l’école picturale britannique en rupture avec les styles flamands et français qui étaient alors en vogue outre-Manche. Hogarth : un artiste à l’immense talent dont le goût marqué pour la satire n’est pas la moindre des qualités.

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