« Wrong », film zarbi
par Vincent Delaury
lundi 10 septembre 2012
Après Steak (2007) et Rubber (2010)*, Quentin Dupieux signe un nouveau film-ovni avec Wrong**, qu’on peut traduire par « faux » ou « tort » en français. On aurait pu croire que ce cinéaste un brin barré, avec ses deux premiers films déjantés, aurait atteint ses limites et n’aurait plus les moyens de nous surprendre mais, il n’en est rien, avec ce Wrong il réalise très certainement son film le plus maîtrisé, c’est le film-charnière qui se nourrit encore des restes du duo Eric & Ramzy de Steak (Eric Judor, en jardinier étrange, est encore de la partie) pour continuer, à l’instar de Rubber, à revisiter avec malice les codes et clichés du cinéma américain de genre, en l’occurrence ici le film d’horreur et le film noir, avec la présence notamment d’un détective à chapeau. Que nous raconte Wrong ? C’est l’histoire d’un type ordinaire, nommé Dolph Springer, qui pleure la disparition soudaine de son chien Paul, la grande histoire d’amour de sa vie. Partant à la recherche de son molosse dans une banlieue américaine, Dolph rencontre bientôt un mystérieux Master Chang à accent et à natte, porteur d’un message à lui transmettre sur son chien disparu.
A partir de là, on découvre un antihéros – excellent Jack Plotnick - qui pleure telle une chochotte sa chère bestiole kidnappée comme si c’était la fin du monde, qui étudie sans fin les logos de boîtes à pizzas, qui continue à aller bosser dans un bureau où tombe une pluie torrentielle alors qu’il est au chômage depuis trois mois et qui semble incapable de retenir dans son foyer une femme. C’est du « cinéma déviant » comme on aime, nous sortant des sentiers battus de l’académisme filmique pour nous tirer vers le cinématographe en tant qu’art des possibles. Dupieux se libère des pesanteurs d’un récit classique, lesté par un rationalisme cartésien, et d’un psychologisme de roman de gare issu d’un esprit dix-neuvièmiste pour rejoindre les contrées du dadaïsme et du surréalisme. Il faut voir ce film étrange comme une bouffée d’air, nous changeant des schémas narratifs et psychologiques habituels, et bien souvent rasoirs, parce que cousus de fil blanc.
Wrong évolue entre Buñuel et Lynch. Du premier, il garde l’esprit du surréalisme, à savoir fusionner le réel et l’imaginaire pour fabriquer un récit qui dérape vers l’absurde : on a une contamination du réel par le bizarre. Dupieux garde aussi cette façon buñuelienne caractéristique de rendre ordinaires des situations incongrues. Et ce paradoxe, ou va-et-vient entre la réalité et l’absurde, rend d’autant plus évidente l’inquiétante étrangeté de nos habitudes et de notre habitus ; le déni par exemple du voisin-jogger, qui se refuse à assumer ses joggings, peut apparaître comme une des composantes de notre vie de tous les jours pour supporter un quotidien pas toujours reluisant, voire désespérant. Du second, Lynch donc, il conserve tout le décorum propice à un climat anxiogène : la frontière entre la norme et le bizarre demeure floue, « C’est l’idée du monde derrière le miroir, mon propre miroir. Il n’y a pas de séparation franche entre l’étrange et le réaliste » (Dupieux). On est dans une banlieue pavillonnaire dont les bosquets bien taillés et les habitants bien lisses, trop polis pour être honnêtes, abritent en fait des névroses multiples ; on a formellement les mêmes cadres au cordeau que chez l’auteur de Blue Velvet et de Twin Peaks. Et, comme chez Lynch, les personnages restent froids et naturels malgré l’absurdité des situations.
Et, dans ce Wrong, que de grands moments absurdes et dadaïstes cultivant le nonsense : le réveil indiquant 7h60 (le film lorgne ouvertement du côté d’Un Jour sans fin (1993) de Harold Ramis qui racontait le quotidien d’un météorologue prétentieux qui vivait sans arrêt le même jour que la veille) ; le jardinier français à l’accent américain forcé (très bon Eric Judor) qui découvre un sapin à la place d'un palmier planté ; la télépathie (cf. la fameuse phase 7 !) entre le chien et son maître sur fond de best-seller ésotérique délirant ; l’enquêteur à la Indiana Jones qui ausculte les excréments du clébard et qui décrypte une vidéo vintage nous montrant, de l'intérieur, l’anus d'un toutou et la descente d’un étron sur le gazon ! C'est renversant d'idiotie, aux confins du grand n’importe quoi, donc excellent ! Parce que permettant, à travers un souffle libertaire bienvenu, de révéler les diktats d’une vie sociale normative qui, à force d’oukases à répétition, nous plombe. Pour célébrer l’idiotie, je me réfère ici au livre-essai de Jean-Yves Jouannais, L’idiotie : Art, vie, politique-méthode (2003), dans lequel il explore l’idiotie en plongeant avec délectation dans les enfers de l’art, en vue d’un voyage hilare, et parfois effrayant, en compagnie de Flaubert, Satie, Magritte, Filliou et Lars von Trier. Oui, ce Wrong a un côté idiot qu’il assume parfaitement, mais il n’est pas que ça. Il est certes wrong, évoluant à tort et à travers, mais il est aussi right. En ce sens qu’il frappe juste. Sa « revisitation » amourachée, mais aussi satirique, des clichés des films de genre et des séries US nous parle de l’Amérique, que l’on connaît autant, sinon davantage, par sa mythologie que par son territoire tangible : c’est-à-dire que les images de celles-ci, dans notre approche du pays, viennent concurrencer la réalité. Il y a une vraie contamination du réel par les images issues de la culture et du cinéma américains.
Ainsi, à travers sa banlieue pavillonnaire typique et ses personnages archétypaux [le loser magnifique, le jardinier filou, le gourou Chang, le flic carré, la mignonette serveuse de l'entreprise de pizzas cherchant à se caser, la chef de bureau, le détective canin], il n’est pas impossible que ce Wrong, sous ses allures de petit film arty à gimmicks, soit un grand film sur l’Amérique. Pourquoi ? Parce que tout est un peu faux, toc, wrong, Canada Dry, mais l’Amérique c’est aussi ça : à côté d’une réalité géographique concrète, c’est avant tout une mythologie, une fabrique d'images, un territoire fantasmé, notamment par le cinéma. Devant Wrong, du 4,5 sur 5 pour moi (je regrette un peu la scène en roue libre sur la plage qui n’apporte pas grand-chose), on a l’impression d’assister au travail malicieux d’un cinéaste français qui mettrait en images, via un cinéma de seconde main, la pensée de Jean Baudrillard : « Il faut entrer dans la fiction de l’Amérique, dans l’Amérique comme fiction. C’est d’ailleurs à ce titre qu’elle domine le monde. (...) L’Amérique n’est ni un rêve, ni une réalité, c’est une hyperréalité parce que c’est une utopie qui, dès le début s’est vécue comme réalisée » (Amérique, 1986). A coup sûr, ce Dupieux est un jeune cinéaste sur qui on peut compter : son goût pour l'absurde, sa relecture amusée et admirative du cinéma de genre US (film d'horreur, thriller, polar) et son sens du scope, donnant la part belle aux étendues étatsuniennes infinies, sont évidents. Il semble ramener certains « faiseurs » frenchies à l’américaine (Arcady ? Besson ? Kassovitz ?...) vers la case départ de la copie servile et défraîchie, à tendance académique. Dupieux, lui, va plus loin : il part de la pub et du clip pour faire du cinéma un art contemporain, en tant que terrain de jeux, et de l’objet-film un dispositif qui tendrait vers l'installation postmoderne tenant à distance la narration traditionnelle du cinéma de papa. Bref, grâce à Quentin Dupieux, un vent nouveau souffle sur le cinéma hexagonal, on ne s’en plaindra pas ! On attend donc avec impatience la suite. Le prochain Quentin Dupieux (Wrong Cops, 13 mn, présenté à la Quinzaine des Réalisateurs du Festival de Cannes 2012) nous racontera l’histoire de Duke : un policier mélomane qui vit toujours chez sa mère et qui vend de la marijuana dissimulée dans des cadavres de rats. Ca promet…
* Sur Steak : http://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/le-film-de-quentin-dupieux-un-27452 ; sur Rubber : http://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/rubber-un-film-beau-comme-un-84434
** Comédie dramatique (2011, 1h35) franco-américaine en couleurs de Quentin Dupieux avec Jack Plotnick, Eric Judor, William Fitchner, Steve Little.