Ylajali, délirer de faim ?
par Orélien Péréol
lundi 16 décembre 2013
Ylajali, de Jon Fosse, mis en scène par Gabriel Dufay, avec Gabriel Dufay, Muranyi Kovacs, Jean-Paul Wenzel, didascalies Camilla Bouchet, création musicale : Antoine Bataille. Compagnie Incandescence.
Voilà un drôle de spectacle. Un drôle de texte. La scène se situe dans un jardin public d’une ville, façon Londres du XIXème siècle, avec banc, réverbère, brouillard, bien cliché… nuit plombante et froid glacial. La musique jouée en direct contribue puissamment à cette atmosphère qui évoque pour moi le XIXème siècle, Londres, Jack l’étrangleur… Cette ambiance si bien dessinée n’est pas du tout celle du spectacle qui va s’y dérouler. On est plutôt dans un monde onirique oscillant entre réalisme cruel et manège triste onirique. Un homme qui a perdu son emploi y vit et y dort et y a d’étranges visions.
On ne sait pas si la faim est une morsure permanente et insupportable, qui nous commande nos faits et gestes, qui nous oblige et prend toute la place dans notre vie, ça c’est la vision ordinaire, classique, de la faim que nous partageons tous. Nous nous rendons bien compte, nous qui n’avons pas eu faim, qu’éloigner la faim nous importe plus que tout, nous dirige et nous impose tant de choses dans notre vie (travailler d’abord)…
Dans Ylajali, on ne sait pas si la faim est une morsure, selon l’accord général pour la ressentir ainsi, ou si elle est un aphrodisiaque pénible, horrible même mais qui donne un sentiment d’irréalité et qui hallucine. En tous cas, notre homme qui n’a pas de nom, voit toutes sortes de choses plus ou moins intéressantes, plus ou moins incroyables, fabuleuses, dont une femme plutôt engageante de prime abord, qui veut bien marcher avec lui, qui vient la nuit dans son parc pour marcher avec lui… le laisse la caresser un peu. Il passe, on passe de sordides et misérables petits calculs sur ce qu’il pourrait bien mettre chez ma tante à ces rencontres féériques.
Dès que cette étrange femme lui parle de sa pauvreté, de son manque de manteau… il devient tout miel, joyeux, rit du fait qu’il n’a jamais froid, contrairement à tous, qu’il est d’une force incroyable, en quelque sorte. Il fait et dit ce qu’il faut pour séduire.
Ce personnage baigne dans son jus. Il a donné un nom à ce bain de souffrance et d’onirisme : Ylajali, que le comédien, excellent, parfait, prononce comme une musique singulière, que nul ne pourrait reprendre à l’identique.
Tout ce petit monde de dureté et de rêves, rêvés si fort que notre héros a l’air de les trouver vrais, noués serrés ensemble m’a dérangé très fort. Moralement. Politiquement.
Evidemment, on voit au début que cet homme pauvre s’appauvrit lui-même en donnant à un mendiant. Il ne serait donc pas un pauvre homme et se créerait sa condition.
L’auteur initial, Knut Hamsun, a vécu une pauvreté extrême, avec froid et faim dans une mansarde en Norvège ! et son roman Faim est largement autobiographique. Jon Fosse reprend absolument cette texture.
C’est comme si le personnage aimait sa faim qui lui permettait de vivre niché au pays de ses rêves. Dérangeant.