Adelaïde

par Fergus
mardi 22 décembre 2009

Deux de mes précédents articles étaient consacrés à des femmes peintres italiennes injustement méconnues : la rebelle Gentileschi et l’austère Sofonisba Anguissola. En France également, des femmes se sont illustrées dans cet art difficile dominé par les hommes. Si l’on excepte, dans un passé plus récent, Rosa Bonheur, Berthe Morisot et Suzanne Valadon, une seule d’entre elles jouit d’une solide notoriété : Élisabeth Vigée-Le Brun. L’une de ses contemporaines s’est pourtant hissée au sommet de l’art pictural avant de disparaître dans les limbes de l’oubli : Adélaïde Labille-Guiard. Une injustice qui demande réparation...

Née le 11 avril 1749 à Paris, Adelaïde est le 8e enfant d’un couple de merciers de la rue Neuve-des-Petits-Champs*. Rien ne la prédispose à la peinture, si ce n’est l’exemple du mari de sa sœur aînée Félicité, le miniaturiste Antoine Gros, futur père avec sa seconde épouse, la pastelliste Pierrette Durant, du célèbre peintre napoléonien Jean-Antoine Gros.


On ne sait pas grand-chose de l’éducation artistique de la jeune Adelaïde, si ce n’est que, dès son adolescence, elle se forme à la miniature avec un maître du genre, François-Élie Vincent. En 1769, la jeune femme ajoute une corde à son arc, le pastel, sous la houlette d’un professeur renommé, Maurice Quentin de La Tour, dont elle suivra l’enseignement jusqu’en 1774, pour la plus grande satisfaction d’un maître dont le caractère difficile et l’exigence sont notoires.


En cette même année 1769, Adelaïde, âgée de vingt ans, épouse Nicolas Guiard, commis auprès du Recteur général du Clergé. Devenue Mme Labille-Guiard et parrainée par François-Élie Vincent, c’est sous ce nom qu’elle est admise au sein de la Communauté des Maîtres peintres et sculpteurs, dite Académie de Saint-Luc. En 1774, elle expose au Salon de l’académie un portrait de magistrat exécuté au pastel qui lui vaut d’emblée d’être comparée à Élisabeth Vigée-Le Brun, plus jeune qu’elle mais déjà bien en cour grâce à la protection de la princesse Louise de Bourbon-Penthièvre, l’épouse du Duc de Chartres. Il est vrai qu’Adelaïde a utilement complété sa formation auprès de François-André Vincent, Prix de Rome et fils de son premier maître.


En 1776, Turgot, dans le cadre d’une réforme centralisatrice visant à réduire le poids des corporatismes, supprime les jurandes (maîtrises d’artisans). Directement touchée par les Décrets de Turgot, l’Académie de Saint-Luc est dissoute. Elle comptait alors une vingtaine d’artistes femmes qui, comme l’écrit l’historienne des arts Marie-Jo Bonnet, « se trouvent désormais devant un vide professionnel ». Privée de cet appui logistique et juridique, Adélaïde n’en mène pas moins avec opiniâtreté une brillante carrière de portraitiste.  


Peintre de « Mesdames »…


Le talent reconnu d’Adelaïde Labille-Guiard, comme celui de sa « rivale » Élisabeth Vigée-Le Brun, aurait dû ouvrir aux deux jeunes femmes les portes de l’Académie Royale de Peinture et de Sculpture. Il n’en est rien car cette académie n’admet que 4 femmes sur ses 70 membres, et les conditions d’admission y sont pour le moins opaques. Deux des quatre places féminines s’étant libérées en 1783, c’est une quarantaine de postulantes, venues de l’ex-Académie de Saint-Luc ou exposantes au Salon de la Correspondance, qui font acte de candidature. Au terme de longs débats et de luttes d’influence, Élisabeth Vigée-Le Brun, soutenue par la Reine Marie-Antoinette, et Adelaïde Labille-Guiard, soutenue par « Mesdames  » (les tantes du Roi) sont admises le 28 mai au sein de la prestigieuse institution, malgré la publication d’un pamphlet anonyme accusant les deux artistes de vie dissolue. Une nomination qui relancera de plus belle les attaques contre Élisabeth, accusée de gaspillage (tel Gainsbourg, elle aurait brûlé des billets de banque) et de débauche sexuelle, accusations probablement en rapport en rapport avec l’amitié que lui porte une Marie-Antoinette de plus en plus en plus contestée.


Interdites d’enseignement dans les Écoles royales, interdites de concourir au Prix de Rome, interdites d’étude du nu, les femmes peintres restent plus que jamais réduites au portrait. Adelaïde ne l’entend pas de cette oreille, et présente au Salon du Louvre en 1785 son célèbre Autoportrait avec deux élèves dans lequel éclate son talent. Adelaïde Labille-Guiard, en tenue d’apparat, s’y est mise en scène, à son chevalet et palette en main, en compagnie de Melles Capet et Carreaux de Rosemond, debout derrière elle. Comparé aux œuvres masculines qui persistent à reléguer les femmes dans un rôle domestique, ce tableau, ressenti selon Marie-Jo Bonnet comme « un véritable manifeste en faveur de l’enseignement artistique des femmes » marque indiscutablement les esprits.


L’Autoportrait avec deux élèves est en outre remarquable sur deux autres plans : d’une part, Adelaïde y montre l’envers du châssis et met ainsi en lumière le modèle et non l’œuvre en cours de réalisation ; d’autre part, elle se permet une étonnante audace en plaçant délibérément, quatre ans avant la Révolution, la main de Melle Capet, fille de servante, sur la taille de Melle Carreaux de Rosemond, fille d’aristocrate, dans un évident symbole d’égalité. 


… Peintre de Robespierre


1787. Adelaïde Labille-Guiard expose au Salon du Louvre les portraits de Mesdames, les trois tantes du Roi. Ce salon la consacre définitivement avec Élisabeth Vigée-Le Brun comme les meilleures portraitistes de leur génération. « Jamais ce genre n’a été porté à un plus haut degré de perfection » écrit un critique avant d’ajouter : « C’est à ces deux femmes qu’on doit cette révolution. »


Une révolution qui, débordant le cadre des arts, descend dans la rue deux ans plus tard. Mesdames parties se réfugier en Italie en 1791, Adelaïde recherche de nouvelles commandes. Tout naturellement, elle peint des députés de l’Assemblée Nationale. Parmi eux, Robespierre et Talleyrand. Après une interruption de son travail durant la Terreur liée à une dépression consécutive à la destruction d’œuvres connotées aristocratiques**, Adelaïde reprend son activité. Divorcée, grâce aux lois de la Révolution, de Nicolas Giuard dont elle était séparée depuis 1779, Adelaïde épouse en 1799 François-André Vincent, son ancien maître et ami d’enfance.


Trois ans après avoir exposé une dernière fois, elle meurt en 1803 à l’âge de 54 ans, probablement navrée de la terrible régression de la condition des artistes femmes, exclues de l’Institut de France qui, en 1795, a remplacé les anciennes académies royales. Par chance, Adelaïde ne verra pas, l’année suivante, la naissance du Code civil de Napoléon qui rend, pour très longtemps, la femme mariée incapable juridiquement et totalement dépendante de son époux.


Longtemps reléguée par les historiens de l’Art dans l’ombre d’Élisabeth Vigée-Le Brun, Adélaïde Labille-Guiard est aujourd’hui fort justement considérée comme l’égale de sa contemporaine. Certains spécialistes lui accordent même de plus grandes qualités artistiques que « sa rivale ». Modeste peintre amateur, je me garderai bien de les départager, et cela d’autant moins que j’éprouve une même et sincère admiration pour le travail de ces deux grandes dames de l’art pictural. 


* Dans cette rue (l’actuelle rue des Petits-Champs, 2e arrondissement) tenait également boutique Benoît Binet, le perruquier de Louis XIV. Baptisées « binettes » par la population, les perruques extravagantes qu’il confectionnait pour le Roi-Soleil et les courtisans sont à l’origine de l’expression « avoir une drôle de binette ».


** Adélaïde est notamment contrainte de détruire un grand tableau dans lequel elle s’est déjà beaucoup investie : Réception d’un Chevalier de l’Ordre de Saint-Lazare par Monsieur. Comme son titre l’indique, cette toile rendait hommage au frère du Roi. Inconcevable en 1793 !

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