Histoire d’un homme qui ne plaisait pas et qui plaisait

par Ariane Walter
jeudi 2 décembre 2010

 La princesse de Sa-Yan aimait les hommes grands. Le prince de Li était petit.

Les cheveux longs. Il était chauve.

Les vêtements clairs. Il portait du noir.

Rien n’aurait dû les rapprocher si ce n’est qu’un jour…

Le jour du tigre de terre de la troisième lune, à l’heure du dragon…

Un des ces jours où les éléments, les évènements, les aleas de cette vie prennent nos destins comme des dés et les jettent sur la table du ciel ...ils se rencontrèrent et s’aimèrent.

La princesse, invitée par la favorite de l’empereur, se rendait au palais de l’arbre du jour lorsqu’un orage transforma la route en torrent. Il fut vite évident qu’il serait impossible de passer. Mais le château étant quasiment à vue, la princesse demanda à ses gens de tenter de poursuivre.

Décision malheureuse. La voiture dérapa, perdit une roue et s’immobilisa. Aucun effort, sous ce déluge, ne semblait devoir la dégager lorsque l’intendant de la princesse avisa un cortège qui passait sur la corniche supérieure. 

-Chen ! dit-il à un des porteurs . Fais leur signe ! Rejoins-les ! Dis leur de venir nous aider ! De la part de la princesse de Sa-Yan !

Il s’agissait de la voiture du prince de Li qui, ayant un relai de chasse dans la région, cheminait lentement mais sûrement empruntant une route protégée. Le prince de Li ne s’aventurait jamais en campagne sans étudier reliefs et chemins. Ancien général de l’armée du Jin, le grand duché du nord, il possédait des cartes militaires qu’il avait autrefois établies et qu’il consultait à chaque déplacement. Aucun imprévu ne frappait à sa porte. Il était l’organisation même. Combien de batailles avaient été gagnées grâce à ses études minutieuses du terrain !

La princesse, elle aussi, ne manquait pas d’organisation puisqu’elle ne partait jamais sans sa collection d’éventails assortis à ses robes et au temps. Mais la collection de pioches et de pelles sans lesquelles le prince Li, lui aussi, ne voyageait jamais fut, ce jour-là, d’un meilleur usage.

 Presque. L’orage redoubla. Tous les efforts s’avérèrent vains. Les pioches avaient autant de pouvoirs que les éventails. La princesse de Sa-Yan descendit de voiture et vit venir vers elle un homme vêtu de noir dont elle pensa qu’il était l’intendant de ce prince de Li dont elle n’avait jamais entendu parler. Il ne devait pas fréquenter la cour. Petite noblesse.

 Le prince de Li salua la princesse et lui dit :

-Madame, nous ne pourrons dégager votre attelage.

-Quoi ? Vraiment ? répondit-elle impatientée, lui parlant comme à un inférieur. Mais nous sommes si près du château ! Donnez les ordres qui conviennent !

Le prince de Li ne s’offusqua pas d’être ainsi traité et se lança dans une explication courtoise où il était question de la fatalité des rapports de l’eau et du loess qui, une fois en contact, fondent la rudesse de la terre et la tranforment en élément auquel il est impossible d’échapper . La princesse, sans penser que sa destinée appartenait désormais à ces symboles, écoutait tout ceci d’une oreille distraite.

-Quel raseur ! se disait-elle. Toutes les chances sont pour moi aujourd’hui ! Je suis bloquée et cet olibrius qui vient me donner des leçons de géologie ! Elle remarqua d’un coup d’œil l’attitude guindée de cet homme qu’elle trouva un peu ridicule. Elle qui aimait s’amuser de tout, surtout quand les circonstances étaient catastrophiques, s’imagina dans la chambre de la princesse des Songes, la favorite de l’empereur, lui racontant sa mésaventure, lui jouant la scène, prenant cet air si sérieux qui caractérisait le prince de Li, avec cette pointe d’accent du Tch’ou, qui était pour elle désastreusement populaire :

-Oui, l’indice de matérrrrialité gluanttte et le pourcentttage de chutttte d’eau ne saurrrrait en aucun cas permettrrrre…

Le prince de Li, ignorant à quelle sauce il était mangé, s’inclina galamment et fit une proposition :

-On me dit, madame, que vous vous rendez au palais de l’arbre du jour. Je me permets de vous proposer de vous y accompagner.

Ah ! Quand même ! Utile, peut-être ! pensa la princesse de Sa-Yan. Et sans plus le remercier, ce n’était qu’un intendant qui remplissait sa charge, elle attendit la suite.

Le prince de Li fit un signe et aussitôt deux serviteurs parurent avec une chaise pliante qu’il amenait toujours en voyage. Au cas où. Un palanquin léger que deux hommes pouvaient porter. La princesse prit place, les porteurs s’acharnèrent à rester en équilibre, mais la pluie ayant trouvé dans le ciel de nouvelles forces, l’un des deux hommes ayant glissé, le prince de Li se précipita et, sans dire un mot, prit la princesse dans ses bras pour la conduire en sûreté sur la corniche supérieure.

Le prince de Li portait en effet, quand le temps tournait à la pluie, des chaussures spéciales à crampons qu’il avait lui-même conçues, sans lesquelles il ne voyageait jamais, et qui le rendaient souverain sur les terrains glissants. Autre souvenir de ses campagnes victorieuses.

Lorsque la princesse de Sa-Yan fut dans les bras du prince de Li, elle eut autant d’émotion que lorsqu’un coolie lui rendait le même service près du gué de Mon-Chen. Elle n’avait en tête que son arrivée retardée chez son amie.

Dans la voiture cependant, se retrouvant en tête à tête avec cet homme, il fallut parler. Celui-ci se présenta.

-Je suis le prince de Li, fils du prince Wen.

 La princesse en fut surprise et gênée. Tous les détails de son attitude lui revinrent à l’esprit et elle en rougit. Mai comment lui dire sans le froisser : « Je vous prenais pour votre intendant » ? Elle commença cependant une phrase, lui laissant le soin de la finir ce qu’il ne manqua pas, d’une manière intelligente qui plut.

-Veuillez m’excuser dit-elle. J’ai dû vous paraître…Les circonstances…

-Les circonstances, quelles qu’elles soient, ne sont jamais favorables à mon apparence. On me prend souvent pour mon intendant.

-Ah !...

-Et c’est un compliment car nos intendants, dans les plus grandes maisons, s’ils sont de qualité, permettent aux plus grands noms de bien paraître.

-Bien sûr, j’ai eu moi-même un intendant…elle se lança dans une explication totalement inventée, souhaitant rattraper l’impression fâcheuse qu’elle avait pu produire.

-Souhaitez-vous un verre de thé chaud pour vous réchauffer ?

Le prince de Li ne voyageait jamais sans un thermos de fer doublé de braises chaudes qu’il avait inventé lors d’une campagne d’hiver victorieuse.

La voix du prince, dans l’intimité de la voiture, roulait sans accent dans une gravité lente et plaisante. Pour la première fois, la princesse de Sa-Yan regarda le prince de Li comme un homme.

 Les hommes étaient son sujet d’étude. Elle les considérait avec attention, les aimait avec prévenance et détachement, comme il convient à un maître qui s’intéresse à ses élèves, sans jamais dépasser les limites de la bienséance. La bienséance pour elle, n’était pas de se priver des plaisirs de la chair, mais de ne pas sombrer dans ces égarements passionnels qui nuisent à l’équilibre mental . Aimer la vie, d’abord. Aimer l’amour, ensuite sans que jamais le second prenne le pas sur la première. Certains soirs, cependant, elle glissait vers d’autres frontières. Les hommes alors étaient son alcool. Son alcoolisme. Elle aimait boire leurs regards. Humer leurs mots doux, avaler d’une gorgée les rires que leur humour faisait naître. Goûter leur salive . Chercher la douceur des douceurs sous la douceur des satins les plus doux. Décorer la nuit des broderies des morsures et des griffes. Glisser jusqu’au fond d’un abîme dont on frappe sans cesse à la porte jusqu’à ce qu’elle cède. Du grand art.

À propos d’art…

-Connaissez-vous les paravents de So-Hi ?

Le prince de Li, général émérite, était aussi collectionneur. La princesse le découvrit, non sans surprise, car cet homme semblait très éloigné de ce monde.

-J’en ai une dizaine chez moi lui dit-il. Et sans me vanter les plus beaux. So-Hi est un des grands talents de ce temps. Mais les talents on le sait, comme les pierres les plus précieuses, restent souvent cachés sous les montagnes de notre aveuglement.

-On m’en a offert un lui apprit la princesse.

-Lequel ?

-« Jour bleu sous les cerisiers de ton âme ».

 Et après un silence, sur la vague d’un regard pénétrant, le prince de Li chuchota :

-Il vous va bien.

La phrase était audacieuse. Une appréciation comme un compliment. La princesse frissonna. Les mots ? Le froid ? La proximité de leur voix et de leurs bouches ?

Le prince de Li fit alors une analyse des couleurs et des formes des paravents de So-Hi, étude aussi détaillée qu’une carte d’état major. Il parlait précisément, d’une voix étouffée et parfois, dans la semi pénombre de la voiture, la princesse regardait son visage dont elle remarqua les yeux. Intéressants. Vifs.

Cette vivacité naissait de l’art de So-Hi, dont le prince ne pouvait parler sans s’émouvoir mais aussi des charmes de la princesse.

Très sensible aux femmes, le général Li.

 Ayant affronté la mort à chaque heure de sa vie, il avait développé, comme un contre-pouvoir, une intense sensualité qui le poussait à se jeter ardemment sur celles qui soudain gommaient les batailles sanglantes par le rouge plus puissant de leur bouche, les cris horribles par leurs soupirs, le choc des armes et de la mort par la toute puissance des étreintes où l’on jouit à donner la vie.

Or, préparer une bataille et l’emporter promptement était, pour cet homme de guerre, un jeu d’aspirant officier.

Il parla encore quelques instants d’art et de paravents et soudain, voyant la princesse frissonner, il lui dit : « Vous avez froid ? Vous voulez un châle ? » Car il ne voyageait jamais sans châle dans sa voiture.

-Non. Je vous remercie.

 C’était, pour la princesse, une manière de marquer ses distances. Sans effet. Le prince prit ses mains avec la même promptitude qu’il avait lancé ses troupes à l’assaut de la citadelle de Wi.

-Vos mains sont toutes mouillées !

 La cœur de la princesse sauta sous la surprise. Il s’était approché d’elle. Ses doigts étaient chauds. Ses yeux avaient cet éclat fixe qui est celui du prédateur qui observe sa proie. Elle vit ce visage tout près du sien et le trouva troublant. 

Et soudain, un acte impensable : les pouces du prince de Li se mirent à caresser doucement les paumes de la princesse de Sa-Yan. La voiture s’était arrêtée. On entendait des voix. Ils étaient à l’entrée du palais de l’arbre du jour.

Comme le prince de Li se penchait vers la portière, la princesse se degagea. Elle se demanda si elle rêvait. Quelle audace ! Quel fou ! Mais que faire ? Si elle avait osé une remarque elle aurait donné à cette scène un caractère intime alors qu’il ne s’agissait que d’un massage médical ! Elle ne voulait pas aller au-delà !

 Le prince de Li qui attendait le retour de son aide de camp retourna sur le champ de son assaut et murmura d’une voix posée, auréolée du calme des grands vainqueurs :

-Vos mains sont magnifiques. Vos doigts sont longs. On dirait ceux d’une joueuse de luth. Je déteste les miennes qui sont courts et boudinés.

 La princesse jeta un regard vers les mains du prince et lui dit, parce qu’elle le pensait et qu’elle n’avait pas le temps de composer un discours :

-Je les trouve très..chaudes.. apaisantes…

Elle était partagée entre le désir de les retirer et l’impossibilité de le faire.

Il se passait un phénomène qu’elle avait déjà étudié et qui est l’objet de bien des chapitres de la psychologie amoureuse. « De l’étrange accord des dissonances ». Comment quelqu’un qui ne plaît pas du tout par certains côtés, pénètre et envahit par d’autres. Traîtreusement. Dangereusement.

-Vos cheveux aussi sont mouillés. Et d’une main il releva une mèche puis se pencha vers sa joue et l’embrassa.

Quoi ? Elle crut défaillir non pas de l’insolence du geste mais de l’incroyable douceur de la joue du prince. Elle pensa cependant à se reprendre, à le tancer vertement, à le souffleter à lui dire :

 « Non, mais monsieur, vous me prenez pour une servante ou pour une danseuse !, phrase qu’elle n’eut pas le temps de prononcer car il caressa légèrement son oreille de sa langue. Et ce contact fut aussi doux que celui de la bouche, le matin, sur la première gorgée de thé. Quand la vie renaît.

 Elle en fut toute saisie. « Après tout, étudions ce phénomène se dit-elle ! Cette histoire est incroyable » et déjà elle s’imaginait la racontant à ses amies qui voudraient aussitôt connaître cet homme ! L’homme au thermos et aux paravents !

Mais pendant que son esprit se réjouissait de ces bavardages, son corps s’abandonnait à des impressions d’un mélange piquant. Ses lèvres étaient sans doute froides car le prince de Li se crut obligé de les couvrir des siennes, chaudes à souhait. Grâce à sa crème anti-pluie qu’il avait lui-même inventée et qu’il apportait toujours en campagne.

Ce grand guerrier, cependant, ne pouvait longtemps se contenter d’approches. Soudain dans un mouvement de rein qui porta son corps sur celui de la princesse, il la serra contre lui à l’écraser, la faisant elle-même gémir, puis, posant son visage sur sa poitrine laissa glisser ses mains sur ses cuisses. Cela aurait pu aller jusqu’à l’ouverture des portes les plus secrètes lorsqu’une voix appela le prince et lui dit que le cortège était attendu dans la première cour du palais.

 Quelques instants plus tard, la princesse de Sa-Yan étant rendue devant la terrasse des Esprits, le prince de Li l’aidait à descendre de voiture lui disant :

- Quand pourrais-je vous revoir ?

-Me revoir ? dit-elle essoufflée, à la fois furieuse et fiévreuse.

-Je vous invite à découvrir chez moi les derniers paravents de So-Hi.

-Je ne sais pas si…

-Je vous enverrai des messages si vous le permettez.

-Heu…

-Combien de temps restez-vous au palais des Songes ?

-Heu…Une semaine environ.

 Il s’inclina, lui jeta un dernier regard qu’elle reçut en frissonnant et disparut rapidement avec ses gardes.

 Ainsi s’acheva le premier acte.

 

Peinture de Stéphanie Soudrain


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