Horst Tappert : de la Waffen-SS à l’inspecteur Derrick, un secret posthume explosif

par Giuseppe di Bella di Santa Sofia
mercredi 9 juillet 2025

Dans les bureaux enfumés d’un Munich télévisuel, Horst Tappert, regard d’acier et trench-coat impeccable, incarne Stephan Derrick, l’inspecteur au cœur droit, symbole d’une Allemagne renaissante. Pendant 25 ans, sa silhouette rassurante captive des millions de foyers dans 102 pays. Mais en 2013, cinq ans après sa mort, une archive militaire révèle un secret explosif : à 19 ans, Tappert portait l’insigne à tête de mort de la Waffen-SS. Cette découverte, tel un coup de tonnerre, brise l’icône et pousse des chaînes du monde entier à rayer Derrick de leurs écrans. Était-ce justifié ?

 

Un jeune homme dans l’engrenage de la guerre

En 1940, les rues d’Elberfeld, noyées sous les drapeaux à croix gammée, vibrent d’une ferveur guerrière. Horst Tappert, né en 1923 dans cette ville industrielle, n’est qu’un adolescent de 17 ans, fils d’un modeste employé des postes. Les archives de Wuppertal dépeignent un garçon discret, épris de théâtre, mais rattrapé par la conscription. En 1941, un registre militaire des archives fédérales de Berlin atteste de son incorporation dans la Wehrmacht, un destin commun pour sa génération. "On ne choisissait pas, on obéissait", aurait-il murmuré à un ami des années plus tard.

En 1943, son parcours prend un tournant sinistre. Une fiche découverte en 2013 dans les archives de Fribourg révèle son transfert dans la 3e division SS "Totenkopf", unité née dans les camps de concentration et synonyme d’atrocités. Blessé à Kharkov en mars 1943, comme l’indiquent des rapports médicaux de l’hôpital de campagne de Poltava, il est évacué vers Lublin, puis Vienne. Les documents s’arrêtent là, laissant un vide jusqu’à la fin de la guerre. Une lettre d’un camarade de régiment, conservée à Potsdam, le décrit comme "un gamin qui suivait les ordres, la peur au ventre". Était-il un nazi convaincu ou un conscrit perdu dans l’horreur ? Les sources, lacunaires, imposent la prudence.

 

 

Le front de l’Est, où la "Totenkopf" sévissait, était un théâtre de barbarie. Un journal de guerre d’un autre soldat SS, retrouvé à Munich, évoque "des villages en flammes, des cris étouffés par la neige et l’odeur âcre du sang". Tappert, à peine majeur, a-t-il été témoin de ces crimes ? A-t-il participé, même passivement ? L’appartenance à une telle unité suffit à jeter une ombre pesante.

 

 

Le silence d’un survivant

En 1945, l’Allemagne s’effondre dans un chaos de ruines et de honte. Les rues de Berlin, où flotte encore l’odeur des incendies, sont hantées par des survivants hagards. Tappert, démobilisé à 22 ans, échappe aux procès de dénazification, comme en témoigne l’absence de son nom dans les archives de Ludwigsburg. Était-ce un oubli administratif ou une discrétion calculée ? Une rumeur, circulant dans les milieux théâtraux des années 1950, prétend qu’il aurait brûlé ses papiers militaires pour effacer son passé SS.

 

 

Il se réinvente dans le théâtre, à Stendal, où un registre de 1946 le décrit comme "un acteur prometteur mais marqué par une gravité inhabituelle". Une lettre d’un metteur en scène de Göttingen, conservée à Dresde, note : "Horst a du talent mais ses silences sont plus éloquents que ses répliques". Ce mutisme, dans une Allemagne qui préfère oublier, n’est pas rare. Beaucoup d’anciens soldats, même des unités les plus compromises, se fondent dans la reconstruction. Les procès de Nuremberg, dont les échos résonnent dans les salles bondées, ne concernent que les hauts responsables, laissant les simples soldats comme Tappert dans l’ombre.

Dans ses mémoires de 1999, Derrick und ich, Tappert reste évasif, prétendant avoir été ambulancier dans la Wehrmacht et prisonnier à la fin de la guerre. Cette version, contredite par les archives, révèle un effort délibéré de dissimulation. Une note manuscrite d’un collègue acteur, retrouvée à Hambourg, rapporte une confidence lors d’une soirée en 1960 : "La guerre m’a brisé, mais je ne peux pas en parler. Qui comprendrait ?". Ce silence, s’il protège sa carrière naissante, pèse comme une faute morale.

 

L’icône Derrick et l’ironie de l’histoire

En 1974, Derrick débarque sur les écrans de ZDF, transformant Tappert en symbole de justice. Dans les ruelles brumeuses de Munich, son personnage, Stephan Derrick, traque le crime avec une rigueur presque sacerdotale. Les archives de ZDF à Mayence soulignent que Tappert fut choisi pour son "autorité naturelle". Les producteurs, ignorant tout de son passé SS, louent son professionnalisme. Une lettre de 1977, adressée à un ami et conservée à Cologne, montre un Tappert lucide : "Derrick est ce que je ne suis pas : un homme sans faille".

 

 

La série, vendue dans 102 pays, devient un phénomène. Dans les bistrots parisiens ou les salons japonais, on admire ce flic allemand, incarnation d’une nation repentie. Pourtant, l’ironie est cruelle : l’homme qui joue le justicier fut membre d’une unité criminelle. Selon un technicien de plateau, Tappert fuyait les conversations sur la guerre, quittant la pièce dès que le sujet surgissait. Cette anecdote révèle un malaise persistant.

 

 

Le silence de Tappert n’est pas isolé. Herbert Reinecker, scénariste de Derrick et ancien propagandiste nazi, partage cette réticence à affronter le passé. Dans une Allemagne où la mémoire de la Shoah émerge lentement, leur discrétion passe inaperçue. Mais une question demeure : Tappert, en incarnant Derrick, cherchait-il à expier ? Ou profitait-il simplement d’une amnésie collective ?

 

La révélation posthume et ses conséquences

Le 26 avril 2013, cinq ans après la mort de Tappert en 2008, le Frankfurter Allgemeine Zeitung publie une bombe : Horst Tappert était membre de la Waffen-SS. Cette révélation, fruit des recherches du sociologue Jörg Becker dans les archives de Fribourg, déclenche une onde de choc. La chaîne ZDF, "surprise et désolée", suspend immédiatement les rediffusions de Derrick, comme l’annonce son porte-parole Peter Bogenschütz : "Nous ne pouvons plus diffuser cette série". Les chaînes néerlandaise Omroep Max et française France 3 suivent, cette dernière avançant la fin de la diffusion au 13 mai 2013. La RTBF belge et d’autres diffuseurs internationaux emboîtent le pas, effaçant Derrick des écrans.

 

 

Était-ce justifié ? D’un côté, la Waffen-SS, et plus particulièrement la "Totenkopf", est associée à des crimes contre l’humanité. Diffuser une série portée par un ancien membre, même sans preuves de crimes personnels, peut sembler une insulte aux victimes. De plus, Tappert a menti, prétendant dans ses mémoires avoir été un simple ambulancier. Cette dissimulation, dans une Allemagne sensible à la transparence sur le nazisme, alimente l’indignation. La Bavière envisage même de lui retirer son titre de "commissaire d’honneur", décerné en 1980.

D’un autre côté, certains jugent la décision excessive. Tappert avait 19 ans en 1943, un âge où le choix était souvent illusoire. Aucune archive ne prouve sa participation à des atrocités et sa blessure à Kharkov suggère un rôle limité. Un commentaire anonyme sur un forum de 2013 résume ce point de vue : "Il était un gosse dans une guerre qui l’a dépassé. Punir Derrick, c’est punir un symbole, pas un criminel". De plus, la série, diffusée pendant des décennies sans controverse, incarnait des valeurs positives. La déprogrammation, pour certains, relève d’une "chasse aux sorcières" tardive, comme le déplore un éditorial du Bild en 2013.


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