Au plus profond de sa mémoire

par C’est Nabum
vendredi 29 août 2014

Il n'y a pas lieu d'en être fier ! 

Souvenir douloureux.

Nous sommes à table, le repas a été excellent et la conversation, comme souvent, saute du coq à l'âne. Rien de nouveau sur la toile cirée, il en est ainsi dans tous les cercles amicaux. Les chemins de la conversation sont souvent tortueux, jamais prévisibles et ne cessent de nous prendre au dépourvu.

Pourtant , cette fois, un ange passe … Une évocation aléatoire, impromptue a provoqué une faille. Notre ami prononce quelques paroles puis se tait, les yeux dans le vague. Nous venons, sans le vouloir, de soulever un lièvre, à moins que ce ne soit une chape de plomb. L'homme, la soixantaine récente, vient, en quelques mots, de dire ses années de pensionnat.

Il avait juste onze ans. Ses parents, commerçants, habitaient dans une région agricole prospère. Le lycée était à distance de leur village. Le pensionnat semblait donc la solution la plus commode pour les uns comme pour les autres. Belle illusion qui veut qu'un enfant trouve son compte à quitter ainsi ses repères et les siens pour un monde hostile et sans pitié !

Car c'est bien là ce qui est dit en quelques phrases incomplètes, en mots en suspens, en soupirs éloquents. Il y a plus de quarante-cinq ans de cela, mais c'est encore hier pour lui. Le pensionnat de ce lycée qui recevait les élèves dès la sixième, l'éloignement de la maison, la chambrée de cinquante lits dans un dortoir de tous les dangers …

Il se remémore les punitions, les dimanches passés en retenue pour quelques bêtises sans importance. Il s'étonne encore du caractère arbitraire de la sanction qui lui était annoncée au moment de récupérer, le samedi soir, la carte de sortie : « Monsieur, vous resterez avec nous ce dimanche ; vous savez très bien pourquoi ! ». Non, il n'en savait rien et c'était d'autant plus douloureux.

Pourquoi lui ? Pourquoi si souvent ? Ce maudit surveillant général, toujours après lui alors que le bonhomme recevait les pâtés de la charcuterie familiale ! Il s'interroge encore sur la duplicité de cet homme, sur ce pouvoir qu'il exerçait sans partage. Sa voix tremble un peu. Le pire pourtant est encore à venir.

Les adultes, pour tyranniques qu'ils fussent, n'étaient pourtant pas les plus redoutables. Il y avait les coreligionnaires, ces gamins mélangés avec des écarts d'âge bien trop importants. Entre les petits de onze ans et les anciens de seize ans qui partageaient le même dortoir, il y avait un fossé, un gouffre dans lequel se précipitaient toutes les perversions possibles.

Et notre ami d'évoquer à demi-mots les bizutages : cette horreur quand la loi du plus fort s'impose, sans mesure ni pitié, au plus faible. Il n'en dit presque rien, il semble vouloir atténuer ce fardeau car il sait avoir échappé au pire, par chance. Il reste dans le vague quand il reconnaît que d'autres, moins chanceux que lui, l'ont supporté, ce pire dont il ne dira rien !

Lui, par bonheur, avait un parrain, un grand de son village qui veillait sur lui sans contrepartie. Le mot est lâché et on ne saura jamais ce que furent les faveurs que certains enfants durent accorder à des salauds en apprentissage. Nous nous taisons, interloqués par cette confession soudaine, ce récit obscur qui surgit violemment en pleine lumière.

Les souvenirs sont confus. La mémoire a effacé bien des points de cette période. Notre ami ne parvient plus à se rappeler la réaction de ses parents quand il restait consigné dans cet enfer. Il veut, au contraire, nous faire passer du côté des pitreries de gamins, des grandes cavalcades dans le dortoir. Rien de plus sur la face noire de cet endroit sordide où des adultes, faisaient, sans doute, semblant de ne rien voir.

Nous devons nous contenter des détails à la Dickens : quatre lavabos et un seul WC pour cinquante enfants. Un mince filet d'eau et quelques minutes pour se laver ou faire semblant. L'odeur qui régnait là et les humiliations qu'il fallait supporter. Les plus grands qui se masturbaient au-dessus des petits, les coups et les contraintes. Les crachats dans le plat pour que vous renonciez à prendre votre part, la faim et le service si inéquitable du réfectoire …

Nous en étions gênés. Sa parole se libérait... C'était il y a si longtemps … Non, c'était hier, et il revivait dans sa tête ce moment affreux qui reste à jamais son fardeau secret. Que lui dire ? Nous n'avons d'autre solution qu'un silence pesant, une écoute atterrée. 

La conversation a changé de cap. Elle est partie vers des rivages plus souriants. Je ne peux oublier cependant sa confession incomplète. Il en a trop dit pour ne pas désirer aller plus loin. Mais en a-t-il la force ? Je le laisse partir avec un profond sentiment de malaise. J'ai besoin de mettre ceci par écrit pour lui signifier ma compassion ; réponse bien dérisoire , aveu d'impuissance.

J'ai encore envie de hurler aux fous quand on présente l'internat comme une solution éducative pour les collégiens en rupture de ban. Les silences de son récit me laissent à croire que rien n'a changé, que l'enfant, pas plus que l'adulte, n'est bon par essence. J'ai mal de ce récit. Puisse-t-il libérer d'autres paroles ; ce serait là, une bien pauvre compensation !

Douloureusement sien.


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