Avoir dix ans en soixante huit

par C’est Nabum
jeudi 19 avril 2018

Je me souviens

Mon ami Jean François Chalot me demande de contribuer à son ouvrage « Avoir vingt ans en soixante huit ». Pour une fois, je risque fort d’être en décalage avec le militant infatigable qu’il est devenu à cette occasion et qu’il n’a jamais cessé d’être. Les dix années qui nous séparent constituent cette fois un fossé, une faille qui a orienté différemment nos existences. Je lui dois ma vérité, bien loin de la sienne et dans la complexité de ce qu’une enfance peut laisser de traces dans les orientations d’un adulte.

Je me souviens d’un joli mois de mai, un mois qui mit provisoirement fin à notre année scolaire. J’étais en CM1, dans la classe d’un merveilleux instituteur Freinet qui cessa naturellement le travail sans pour autant nous abandonner totalement à l’inaction. Nous le retrouvions pour terminer le journal scolaire, préparer l’exposition de fin d’année et participer à de folles rencontres de football. Chez lui, il y avait une démarcation entre son engagement militant et sa pratique pédagogique.

Est-ce à cause de lui que j’ai toujours pensé que la grève était un non sens dans l’enseignement et qu’il n’y a pas meilleure subversion que celle du travail bien fait dans ce métier ? Toujours est-il que nos journées étaient libres de classe et que c’est la Loire qui fut le théâtre de mes manifestations. J’y passais mes journées à la barbote, les pieds dans l’eau, je remuais, non des pavés mais du sable fin, pour prendre des goujons. Il faisait beau, nous étions insouciants des agitations estudiantines de la Sorbonne et la pêche était excellente !

Puis petit à petit les bruits de la Capitale arrivèrent jusqu’à nous. Mes parents artisans commerçants et sans nul doute admirateurs du Général, étaient inquiets. Les fournisseurs ne parvenaient plus à les livrer ce qui n’affecta guère leur travail, ils ne savaient encore rien du concept de flux tendu. Par contre la fermeture de la station service juste en face de chez nous marqua une étape décisive dans leur préoccupations.

Les Forges étaient en grève. Même dans notre petite commune, les ouvriers avaient débrayé, ce qui, quand on fabrique des automobiles Simca, semble être une réaction assez naturelle, consubstantielle à cette activité mécanique. Même si j’avais des camarades dont les parents étaient ouvriers, je ne percevais pas encore les différences de vie qu’impliquait cette scission sociale. J’en prendrais bien plus conscience l’année d’après quand parmi mes camarades, fils d’ouvriers, beaucoup rejoignirent l’école professionnelle de l’usine pour devenir à leur tour des ouvriers maison. Ceux-là ne tarderaient pas à se retrouver le bec dans l’eau quand la crise automobile balaiera leur univers protégé.

Pour l’heure, la vie était soudain entrée dans une sorte de léthargie fébrile. Les adultes chuchotaient, les magasins d’alimentation étaient pris d’assaut, les stocks s’accumulaient à la maison, la radio était écoutée religieusement, les mines étaient graves, les livraisons se faisaient à nouveau à bicyclette avec la grande remorque. C’était toujours à mon retour joyeux de la pêche, que je percevais que quelque chose de grave se déroulait dans un tout autre univers que le mien.

La suite ? J’avoue n’avoir que de vagues souvenirs, des images menaçantes aperçues par le truchement d’une élévision en noir et blanc, une guerre civile qui se déroulait loin de notre bord de Loire. Puis l’école reprit, le soulagement était perceptif, les ouvriers semblaient avoir gagné eux aussi et l’école se termina avec sa dernière remise de prix. C’était pourtant la presque fin d’un monde. Roger Couderc n'enchanta plus les matches du tournoi des cinq nations, le grand lessivage de l’ORTF avait eu lieu.

L’année suivante, le changement était dans l’air du temps quoique pour nous pas encore manifeste. Les garçons allaient à l’école des garçons tandis que celles dont on ignorait tout étaient de l’autre côté de la rue. Ce fut le dernier concours d’entrée en sixième auquel j’échappai compte tenu d’un carnet scolaire qui eut été brillant si ce n’était le zéro pointé en dictée.

Tout bascula vraiment lors de la rentrée suivante, la mixité faisait son entrée avec nous en sixième, accompagnée des mathématiques modernes et d’une autre manière de considérer les enseignants. La théorie des ensembles avec l’arrivée de filles dans notre univers, il y avait de quoi nous inciter à la fraternisation. Un vent de liberté soufflait manifestement sur les esprits. Pourtant de cette période, c’est la sourde inquiétude des chars russes envahissant Prague en août soixante huit qui me constitua véritablement.

J’avais deux camarades bien plus âgés que moi qui l’été jouaient le rôle de chaperon à mon égard. Ils étaient totalement passionnés par ce qui se tramait en Tchécoslovaquie, me proposaient des jeux de rôle, nous étions tour à tour espions ou bien traîtres, manifestants ou bien soldats envahisseurs. Si je ne comprenais pas tout, j’ai intiment perçu le drame d’un rêve démocratique qui se meurt quelque part au nom du communisme. Ceci m’éloigna à jamais de cette pensée politique.

J’ai grandi avec ce paradoxe de la liberté des mœurs dont j’allais merveilleusement profiter et de ce poids monstrueux qui pesait sur l’autre moitié de l’Europe. S’est construite en moi cette méfiance des idéologies, des engagements politiques qui me distinguent de Jean-François. Maurice, mon maître d’école, m’avait enseigné le dévouement, l’altruisme, le partage, la solidarité et rien de ces valeurs pour moi, ne passait par la chose politique ou syndicale. Ma méfiance à toute forme de pouvoir s’est inscrite définitivement à cette époque, un vrai héritage de soixante -huit celui-là.

Si je suis en enfant de soixante huit, je n’en suis qu’un bâtard, un adolescent puis un adulte qui a tout pris de la dimension sociétale de ce grand moment de l’histoire sans rien saisir de sa dimension idéologique traditionnelle. C’est sans doute pourquoi, nous fûmes alors nombreux à nous tourner vers l’Écologie, non pas dans sa forme gouvernementale mais comme état d’esprit individuel, comme alternative à cette pensée binaire d’une nation qui demeurait sous le joug d’une droite conservatrice.

La gauche allait finir de tuer toutes mes dernières illusions à partir de 1983. Pour changer le monde, il ne fallait surtout pas compter sur la chose politique et ceux qui manient plus sûrement le mensonge que l’action. Je pense n’avoir jamais changé de conviction en dépit de mon admiration pour des militants comme Jean-François et bien d’autres. Je n’avais que dix ans en soixante huit et cela m’a déconstruit différemment.

Mémoriellement sien


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