C’est pas ce que vous croyez…

par Sandro Ferretti
mardi 12 mars 2013

Trop de Brandy dans mon Vichy, je marchais sur le ponton à une heure avancée de la nuit et sans doute de ma vie. C’est là que j’ai vu la petite qui se noyait et appelait vaguement au secours, d’une voix déjà plus là. Et j’y suis allé. Sans réfléchir, comme on va aux putes, malgré le froid et la raison qui te disent de rester peinard à attendre ton cancer du poumon, comme tout le monde.

J’ai plongé dans l’océan liquide, qu’était glacé comme un café liégeois à la terrasse de mes vingt ans, et j’ai ramené la fille en chemise de nuit (quand elles sont jeunes, les filles qui se noient sont toujours en chemise de nuit relevée jusqu’au nombril : un jour, faudra quand même comprendre pourquoi, camarade). Mais une fois la miss jetée sur le ponton, plus de jus pour moi : le palpitant en zone rouge, les artères bouchées comme le périph. à 19H00 et qui ne voulaient plus laisser passer le jus salvateur. J’étais vaguement béat, guetté par une narcose de bon aloi, une envie monstre de glisser à la baille pour de bon, d’envoyer tout le truc balader. Ouais, veaux, vaches, cochons, perdrix, le système et ceux qui pompent pour le faire marcher. Et c’est ce que j’ai fait.

Bon, autant le dire tout de suite : à part deux ou trois spasmes quand on se remplit les poumons, ce n’est pas la mer à boire. C’est même la première fois depuis longtemps que je buvais de l’eau, si vous voyiez ce que je veux dire. J’ai coulé à pic, bien droit, comme un fil à plomb ou un cierge de Pâques.

Ouais, faut démystifier toute cette histoire de grand bleu et de héros de l’Estaque, de dépassement de soi-même façon Mayol et Escartefigue. Tu parles, Charles : on plonge juste parce qu’on laisse glisser et que c’est pentu, voilà tout. Que pour une fois, il n’y a rien à faire, et qu’on sent confusément qu’on en a fini avec Cécile Duflot, les limitations de vitesse, Delanoë et sa clique, les femmes infidèles et les chiens qui aboient la nuit. Et que c’est bon, voilà tout.

 

Non, pas de mérite.

Peu à peu, comme on voit le fond du carafon, le lavabo de ma tête s’est vidé. Je pensais au ralenti, comme un diesel de vieux bateau : tchouc, tchouc…La mort, naturellement, j’ai bien vu sa gueule de raie, mais je l’ai doublé par la droite, en lui faisant l’intérieur au moment où elle réglait son autoradio. J’ai vu aussi des murènes, mais j’ai pas eu le temps de leur faire la cour, et puis des poissons clowns. A terre, on a les mêmes, mais ceux-là sont plus jolis. J’ai plongé dans des eaux vertes de nécropoles salées, avec des colonnades majestueuses de satin bleu, qui menaient à un temple englouti où une allée d’épagneuls faisait cortège à des filles vertes sanglées dans des maillots de satin blanc.

Leurs croupes tendues nettoyaient par petits cercles concentriques le pare-brise de ma vieille Ford Taunus qui filait un bon quinze nœuds dans l’irréel liquide, avec un gyrophare bleu lagon. J’allais mettre les essuie-glaces quand la radio a émis un truc en morse qui disait « j’fais mes pompes sur les restes d’un vieux cargo, j’ai le contrat de confiance, l’encéphalo qu’y faut, j’ai du bol, j’en vois un qui rigole… ».

 

Et c’est là que je suis tombé dessus, en train de faire son footing parmi les algues et les coraux. Il avait beau étre parti il n’y a pas si longtemps, j’ai failli pas le reconnaitre, avec son grand manteau noir, son chapeau et son harmonica dans lequel il sanglotait longuement. Il m’a dit que d’habitude, il passe l’hiver dans le désert de Gaby, où c’est pas trop mal, hormis les crotales qui n’arrêtent pas avec leur crécelle. Qu’il ne revient là que pour l’été.

Mais là, comme il savait que j’allais passer et que je suis un mec de parole, il avait un message. Rapport à Mauricette. Oui, que c’était pas ce que je croyais, pour Mauricette.

 Avec le recul, et sur les conseils de Joséphine qui avait enfin osé lui en parler, il estimait à présent avoir été dur avec Mauricette. Tout ça, c’était parti d’une connerie entre potes, cette histoire de Max Amphibie, un Gaby, quoi.

Que certes il avait chanté bien fort au monde entier que Gaby était bien plus belle que Mauricette, mais qu’avec le recul et le caractère dérisoire des choses, il s’en voulait à présent de l’avoir blessée. Que c’étaient des conneries qu’on sort quand on est jeune, quand on bande dur et qu’on croit que ça va durer comme les allumettes et les pompiers, qu’on aura toujours un cochonnet pour jouer aux boules.

Bref, « c’est pas ce que tu crois », qu’il m’a dit.

Ouais, que j’ai répondu.

Il m’a pris par l’épaule, et m’a demandé de voir ce que je pouvais faire rapport à Mauricette, si je la revoyais, ici ou ailleurs.

J’ai dit oui, pour faire mon intéressant. C’est ça mon problème : je dis trop souvent oui aux amis.

Et puis il a filé, sur la pointe des bottes, en deux coups de nageoires à assommer Laure Manaudou.

Plus loin, je suis tombé sur Nungesser. Qui m’a dit d’emblée que son histoire « c’est pas ce que vous croyez ». Qu’il était parti livrer en express un colis, avec Coli. Que c’était pas encore Federal Express, son truc, mais que même Federal Express, il leur arrive d’aller à la baille en 737, tiens, tu peux demander à Tom Hanks.

Non, pas de panne d’essence ou d’œil du cyclone, comme l’a raconté la radio : c’était juste un moucheron (une femelle moucheronne, les pires), qui lui a tapé dans l’œil, malgré les lunettes qu’il avait relevé pour faire son malin.

Et voilà. Parti direct à la baille, sans toucher 20 000 francs, à cause d’un moustique.

Bref, c’est pas ce que vous croyez.

Plus loin, la cata : je tombe sur un marrant. Tabarly, il s’appelait. Il persistait à dire qu’il y avait du gros temps, mais qu’il n’avait même pas peur. Que ce ne sont pas quelques paquets de mer qui l’ont mis aux poissons, non. Que c’est juste qu’il ne voulait pas être imposé à 75% sur la voilure. Que c’est pas ce qu’on croyait. Epicétou.

Vingt miles plus loin, rebelote : je me prends les pieds dans le gréement d’Alain Colas. D’un clin d’œil, il me fait signe d’approcher : il me glisse que pour son affaire, faudrait chercher vers les sous-marins en vadrouille hyper-secrète ce jour-là, rapport à la guerre froide qui depuis c’est un peu réchauffée, mais chut.

Un clin d’œil, un verre de rhum, on s’était compris : c’est pas ce que je croyais, c’est tout.

Comme j’allais partir, il m’a rappelé pour me confier un truc à l’oreille : il n’était pas du genre à aller voir les flics pour si peu, mais quand même, il avait noté des trucs bizarres, ces dernières marées. Un cargo sans feux qui filait à donf en faisant des bras d’honneur à tout va : le Dupond de Ligonès, il s’appelait.

Et puis un autre voilier, qu’il n’aimait pas voir trainer par-là, barré par un certain Godard, qui se disait toubib. N’empêche, les vieux marins disent qu’il y a toujours dans son sillage les âmes d’une femme et de gamins qui trainent autour, en colère. Et ça, c’est pas bon. Il a ajouté : « j’dis ça, j’dis rien. Vu ? ».

Ouais, je voyais. Enfin, à peu près.

Au bout d’un moment sans croiser personne, je vois un type soigné en redingote qui puait le fuel :

Rudolf Diesel. Il disait calmement à qui voulait l’entendre que ce n’était pas un complot de la CIA ou des Charbonnages de France qui l’avait mis à l’eau cette nuit de pleine lune, ce 30 septembre 1913 sur le Dresden.

Non. La vérité c’est qu’il a bien vu, après trois whisky et un éclair de lucidité, que le Diesel allait en 2013 constituer 70% du parc automobile sous la Hollandie, et que les particules fines allaient nous envoyer des tourteaux nous brouter le poumon plus sûrement que le Prince Gitanes et le Conte de Marlboro réunis. Et ça, il n’a pas pu le supporter.

Il s’est mis à la flotte, épicétou.

Bref, c’est pas ce que vous croyez.

 

Et c’est là que je suis remonté d’un coup à la surface tel une torpille, raide comme un cierge. Les gyrophares bleus lagon flashaient autour du ponton, j’ai vu des pompiers, des ambulanciers, et aussitôt après, j’ai rendu tripes, boyaux, Brouilly, Whisky.

Ils s’affairaient autour de la fille en chemise de nuit qui avait repris des couleurs.

« La voix du Nord » était là, et voulait faire une interview du héros, car j’avais sauvé cette pauvrette de Mauricette d’une mort horrible.

J’ai juste susurré aux journaleux un : « c’est pas ce que vous croyez ».

Ils ont répliqué « et modeste, avec ça... bravo ! ».

J’ai rampé jusqu’à la fille, qui s’est approchée de mes lèvres mi-closes. C’est là que je lui ai dit, pour Gaby. Qu’en fait, il s’en voulait, et qu’il n’avait jamais voulu dire que Gaby était plus belle que Mauricette.

Elle a eu un petit sourire gêné, celui qu’on réserve aux fous, aux personnes âgées et aux trisomiques. Elle m’a murmuré qu’il fallait que je sois sage avec les hommes en blanc et que je les suive dans l’ambulance.

Mais moi, je m’en fous.

J’ai pas rêvé, je sais ce que je dis.

 

C’est pas ce que vous croyez, c’est tout.

 

Crédit photo : M. Coastermann


Lire l'article complet, et les commentaires