Des nouvelles du front …

par C’est Nabum
samedi 8 février 2014

Segpa ... calme 

En période de calme relatif

Après la tempête de janvier, des sept gardes à vue et des comparutions immédiates, des trois conseils de discipline, des deux conseils de vie scolaire et des deux exclusions définitives, vous êtes en droit de vous demander comment va cette étrange classe ! Rassurez-vous, il n'est pas dans mes intentions de vous priver de la vérité quitte, une fois encore, à passer pour un mauvais, un incompétent ou bien un geignard.

Les adeptes de la théorie de l'exemple en seront pour leur frais. La secousse passée, les petits travers reviennent au galop. Les élèves, si on peut leur accorder ce substantif, ne remplissent toujours pas le rôle qui devrait leur incomber. La classe demeure un vaste salon où chacun parle quand il en éprouve le besoin, besoin qui ne cesse de s'imposer d'ailleurs. Le travail scolaire est toujours aussi laborieux et l'apprentissage défaillant.

Il y a heureusement quelques petites inflexions. Ils subissent à la maison quelques petites pressions qui leur imposent de rendre parfois un travail écrit quand je leur donne un devoir. J'en profite pour introduire enfin quelques exercices purement scolaires et parfaitement nécessaires compte tenu du niveau réel des troupes. Le chemin à parcourir est si long que je doute que nous réussissions un miracle. Qu'importe !

La classe a parfois, trop rarement, l'allure d'une classe ordinaire. Le silence hélas ne dure jamais plus de quelques minutes. Les apartés reprennent bien vite, les bavardages incessants font penser au bourdonnement d'une ruche laborieuse, à la différence près que les ouvrières ne font rien d'autre. Je dois m'estimer heureux, il est d'autres cours où même le calme relatif n'est pas encore acquis.

Je me désespère de ne pas travailler et m'en plains à mes responsables qui relativisent ma déception, satisfaits qu'ils sont de la paix revenue. Comme si j'avais seulement à me contenter de tenir, dans une salle de classe, un groupe de quatorze adolescents ! Cette ambition insensée qui est mienne de leur transmettre des connaissances, de leur donner le goût de la lecture, le plaisir de la découverte, l'envie du savoir, c'est placer la barre trop haut, sans nul doute ; les faire se tenir tranquilles devrait me suffire !

Je pense alors à cette jeune fille qui n'ouvre jamais son sac, qui se pose au fond de la classe et s'ennuie à mourir. Je ne parviens pas à la sortir de sa torpeur, de sa fuite insensée vers le gouffre. Elle ne fait rien, ne retient pas plus et en sait encore moins. Elle est conforme, à la condition, bien sûr, de ne lui faire aucune remarque, ce qu'on me conseille et que je ne parviens pas toujours à tenir.

Faut-il donc se résigner à accepter que désormais le métier consiste simplement à contenir des mômes qui n'ont plus rien à espérer de l'école ? La contrainte n'est d'aucune efficacité, la persuasion reste vaine, le déclic ne vient pas et pendant ce temps, chaque heure de cours est une frustration, une souffrance et un calvaire autant pour l'enseignant que pour les enseignés.

Je remplis à chaque heure des fiches de suivi, instrument dérisoire d'un contrôle qui n'a pas de sens. Que noter dans cette case minuscule ? Qu'il ne s'est rien passé et que l'élève n'a ni frappé ni insulté un camarade pas plus que le professeur. Cela va de soi ! Alors j'écris un « Bien » qui rassurera l'administration et fera illusion auprès des parents. Pourquoi ne puis-je pas inscrire un « À quoi bon ! » qui marquerait l'inanité de cette mesure tout comme la vacuité de la séance écoulée ?

La paix scolaire est revenue. Les élèves ne s'entredéchirent plus. Il demeure des clans, de la haine qui ne demande qu'à percer au moindre incident, des troubles profonds qui affleurent dans différents comportements. Je pense à ce gamin qui a donné un grand coup de tête sur sa table pour se punir de ne pas savoir écrire. Il s'en est déboîté le cou. Mais tout va bien, son éclat est resté silencieux.

Je pense encore à l'une de ces petites filles, perdue dans le tumulte des vies de ses camarades ; ballotée, toujours silencieuse, absente un jour sur deux environ, incapable de se mettre au travail. Elle observe, sans jamais ouvrir la bouche mais comme elle ne fait pas de vagues, tout va bien : la situation est sous contrôle même si personne ne contrôle vraiment rien !

Je plains cet autre garçon qui se raidit de plus en plus dans sa posture distante. Perdu dans cette classe délirante où il n'est pas à sa place, il a peur et somatise à s'en rendre malade mais il n'y a aucune autre solution pour lui. Il porte sa croix dans ce groupe qui refuse toute scolarité ordinaire ; alors il s'offre des semaines de répit, des congés de maladies toutes plus diverses les unes que les autres, expressions de son corps pour rejeter cette folie quotidienne.

Je maudis cette gamine qui ne cesse une seule seconde de bavarder. Elle a promis, juré de se taire et de se mettre enfin à l'ouvrage mais ne peut tenir le moindre engagement. Elle est pourtant à plaindre dans ce décalage considérable entre ce qu'elle aimerait être et ce qu'elle est vraiment. Elle n'accepte pas son physique, ne cesse de le dire, se désespère de son niveau réel qui lui ferme les espoirs qui sont encore les siens. Elle est contradiction et mensonge et c'est d'abord elle qui en souffre !

Je pourrais ainsi vous parler de chacun d'eux. Je passe assez temps à les observer pour comprendre que derrière la façade, le tumulte et les dérapages, il y a le constat terrible que tout ou presque est déjà joué, que le retard accumulé est pratiquement rédhibitoire, que le parcours actuel ferme presque toutes les portes, que les années passées à ne pas apprendre ont installé des stratégies d'évitement qui ne peuvent se briser aisément. Ils sont sans illusion et ils n'ont que quinze ans. C'est terrible !

Alors oui, à quoi bon s'escrimer à vouloir encore et toujours croire au miracle, quand eux ont abdiqué devant l'évidence et la prédestination, le diagnostic tombé si tôt et les reproductions de désastres familiaux, les pensées négatives et l'image calamiteuse qui poisse et qui stigmatise ? Ils font tout pour être conformes à ce désastre annoncé, il font tout pour décourager ceux qui veulent encore croire au miracle et qui leur tendent encore la main, jour après jour, malgré tant de déceptions, de désillusions, d'ennuis, voire de mépris.

Demain, je retournerai au front. Demain j'espérerai encore trouver la lumière, ouvrir une brèche, déclencher une réaction. Ce n'est plus un métier, c'est devenu un sacerdoce, une mission suicide. Pourtant, demain encore l'espoir sera au rendez-vous jusqu'à ce qu'ils brisent ce qu'ils ne peuvent supporter : la réalité de leurs difficultés.

Objectivement leur.

 

N.B. : Le lendemain, rien ne se passa comme prévu. Ce fut si fort et si violent qu'il m'a fallut vous le raconter en détail. Il vous faudra attendre un peu ….


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