Du canon au fût

par C’est Nabum
mercredi 10 novembre 2021

 

L'anniversaire de Dédé.

 

Il est des rencontres aussi surprenantes qu'inattendues. Lors d'un salon du livre où les organisateurs n'entendaient pas respecter l'immuable ordonnancement de ce qui habituellement n'est qu'une foire mercantile, Antoine Bruneau parachevait le cycle des lectures et témoignages de quelques auteurs présents. Il nous présentait son énorme travail, une somme selon la formule consacrée : « Crimes de guerre dans le Loiret » éditions Jourdan.

J'avoue à ma grande honte que je m'attendais à un exposé laborieux, une suite indigeste d'atrocités évoquées les unes après les autres au lieu de quoi j'ai découvert un auteur gourmand des mots et fort habile dans l'art délicat de l'exposé, cherchant à donner à comprendre, à s'accorder un regard distancié tout autant que synthétique sur cette triste période. La gouaille du conférencier donnant une curieuse couleur à ce voyage dans les éternelles bassesses de nos semblables.

Des anecdotes parsemaient ce récit qui devint bien vite un vrai bonheur d'érudition et un moment des plus distrayants en dépit d'un sujet qui ne prête guère à la facétie. Et c'est au détour de l'une d'elle qu'Antoine Bruneau évoqua un épisode cocasse tout en me suggérant aimablement de me l'approprier pour vous en faire un récit à ma manière...

 

 

Quand le rouge est tiré ...

Dédé est un solide gaillard qui a de la bouteille. Un pilier de la classe laborieuse, habitant d'une cité montargoise qui a au cours de la première moitié de ce siècle un fort ancrage ouvrier. Il est de ces travailleurs qui sortent de l'usine pour aller retrouver leurs camarades derrière le comptoir, y refaire le monde tout en buvant une partie de la paye.

Ce jour-là, Dédé a copieusement célébré son anniversaire quand, sur le chemin de son domicile, alors qu'il est entre deux eaux, ce qui n'est guère prudent dans la Venise du Gâtinais, il décide de s'en jeter un petit dernier derrière le gosier chez la mère Praline. Le troquet est sur route et c'est en chaloupant dangereusement qu'il aborde cette ultime étape.

L'état de Dédé ne fait aucun doute au premier observateur venu. Si l'heure du couvre-feu n'a pas encore sonné, pour lui, il est grand temps de passer au couvre-chopine. Il bafouille, va à hue et à dia en dépit d'un goût prononcé pour l'un des côtés. Dame Praline voit d'un très mauvais œil l'entrée tonitruante d'un client par trop imbibé, d'autant plus que des représentants de la puissance occupante sont dans la salle.

Une première fois, la tenancière invite son fidèle client à rentrer chez lui. Il n'est que temps qu'il aille se coucher et cuver tout ce qu'il a ingurgité. Dédé, penaud, obtempère. Il n'est pas question de remettre en cause la parole d'une femme pour laquelle il a le plus grand respect. Il se met en route pour rentrer chez lui quand une pépie aussi soudaine que surprenante l'incite à faire demi-tour.

Il pointe à nouveau le bout d'un nez qu'il a fort rouge et quelque peu fleuri dans l’encoignure de la porte. Cette fois, l'assemblée des buveurs se retourne, on rit sous cape d'une scène qui n'est pas piquée des vers. Dédé se maintient à la verticale par l'entremise d'une poignée à laquelle il s'agrippe avec l'énergie du désespoir. La mère Praline quitte son comptoir pour aller gentiment décrocher le bonhomme et le prier d'aller dormir.

Dans la salle, on s'indigne de ce refus de servir à boire à qui a manifestement une soif inextinguible. Peu ou prou, tous les clients ont connu à des degrés divers ce drame de l'appétence alcoolique. Même les trois soldats de la Wehrmacht ont le sourire aux lèvres sous un peu de mousse de bière. La patronne est inflexible et repousse le malheureux en lui fermant la porte au nez.

Ce geste déplaît aux soldats qui, remplis de mansuétude pour ce brave travailleur, s'empressent d'aller le quérir pour s'amuser un peu. La dame Praline ne peut que consentir à l'entrée d'un ivrogne en état manifeste d'ébriété qui bénéficie du statut de convive de l'armée allemande. Une place est faite à notre lascar à la table des hommes en uniforme.

Le bleu et le vert de gris semblent soudainement faire la paix et pour sceller cette surprenante union, les occupants commandent une chopine. Ils démontrent ainsi leur volonté de pactiser avec la population locale en passant de la bière au vin rouge. Un geste de conciliation que Dédé ne perçoit pas réellement dans la brume qui envahit son esprit.

Deux heures durant, les soldats vont faire boire celui qui n'a plus vraiment de raison d'avoir soif. Pour le plaisir de voir sombrer un pauvre homme, pour agrémenter leur séjour montargois d'un souvenir qui fera rire les amis de la caserne, pour oublier surtout les horreurs qu'ils viennent de traverser lors de leur séjour sur le front de l'est. Rire aux dépens des autres est certes fort déplaisant mais diablement distrayant.

Une goutte de vin, juste avant l'heure de quitter les lieux, fait déborder le vase et le trop plein du héros de la soirée. Dans l’enthousiasme d'une confraternité nouvelle, Dédé sort de son portefeuille sa carte du Parti Communiste et se redresse d'une table sur laquelle il est plus vautré qu'autre chose, pour lever son verre au camarade Staline.

Le coup lui sera fatal. Les souvenirs des horreurs passées resurgissent dans l'esprit des jeunes gens en uniforme. Ils se lèvent comme un seul homme, s'emparent de l'ennemi qu'ils emmènent promptement à la Kommandantur. Dédé ne couchera pas chez lui ce soir…

Pas plus que les autres jours malheureusement. Le lendemain, le pauvre poivrot n'aura pas tout à fait dégrisé quand il passera du canon de rouge au fût éponyme. Fusillé sans autre forme de procès, il rentrera de plein verre à pied dans la longue liste des héros malgré eux. Une mise en bière sommaire achèvera le parcours d'un amateur excessif du petit verre de rouge. Il eut été royaliste et buveur de blanc qu'il aurait survécu à la guerre. La vie tient parfois à peu de chose.

Rapporteurement sien.


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