Du plus profond de ma mémoire
par C’est Nabum
mardi 17 septembre 2019
Histoire d’un conte qui me résistait …
Il a fallu un concours de circonstance pour que j’ose non pas le mettre au programme, je l’avais choisi à plusieurs reprises, sans pour autant oser le glisser vraiment dans un spectacle, mais bien pour me jeter dans le vide et enfin le dire. Nous étions à Amboise, un des lieux dans lequel se déroule une scène. Il n’en fallait pas plus à la condition que j’entame avec lui sinon la tentation de différer l’aurait une fois encore emportée.
Pour une première ce fut, si j’en crois le silence de l’assistance, une belle réussite. J’avais apprivoisé mes démons, mais quels étaient-ils donc au juste ? L’introspection est parfois nécessaire pour juguler les traumatismes que ne veulent pas se livrer aisément. Qu’est ce qui posait problème avec ce diable d’oiseau ? Pourquoi s’était-il glissé sous ma plume en refusant de s’envoler sur ma langue ?
C’est une fois encore dans les souvenirs d’enfance, ceux qui portent secrets et souvenirs vagues tout autant que diffus que devait surgir la lumière. Il y avait avec le Martinet des évidences, car chez mon bourrelier de père, on vendait en ce temps-là cet instrument de coercition tant redouté : manche en bois, lanières en cuir, il m’avait maintes fois caressé l’arrière train. Je l’avais aussi bien souvent énucléé, oubliant bien vite que le stock ne faisait pas défaut dans la boutique. Je finissais immanquablement cloîtré pour quelques heures dans le cagibi, mon cachot mérité !
Non, ce ne pouvait être cela. J’avais pardonné depuis longtemps. Il y avait autre chose lié directement à l’animal, cet oiseau si pataud. Il me fallut puiser plus profondément dans ma mémoire et la scène m’est enfin revenue, précise, vivace et toujours aussi lourde d’angoisse. Dans notre vieux grenier, véritable caverne d’Ali-Baba, il y avait des colliers et des harnais, des sangles et du crin végétal, des trésors qui finiront il y a quarante ans dans une décharge n’étant alors pas de nature à intéresser les chineurs.
Les oiseaux eux, y trouvaient leur bonheur. Notre dessous de toit était un refuge tout aussi bien qu’une merveilleuse passoire. L’époque n’était pas à la chasse au gaspillage. Un matin, un martinet avait chu, il se débattait au sol sans pouvoir reprendre son envol. Mon père n’hésita pas un seul instant, ramassa l’animal, le jeta et le martinet put rejoindre ses congénères.
Curieusement ce fut alors une curieuse sarabande ailée qui vint ponctuer son geste. Durant un temps qui sembla infiniment long à l’enfant que j’étais, des oiseaux virevoltaient autour de l’entrée de la boutique, semblant en interdire à la fois son accès et sa sortie. Je ne connaissais pas le film « Les Oiseaux » de Hitchcock. J’avais bien du mal à contenir une frayeur qui m’échappait totalement.
Quelques années plus tard, j’accompagnai en bord de Loire un camarade qui pêchait à la cuillère. Il jeta son leurre qui sembla refuser de tomber dans l’eau. Nous discutions et le garçon n’avait pas été attentif à son geste. Son moulinet se dévidait, il crut qu’il avait eu une prise, il féra et ramena le fil. Il y avait une résistance : un martinet qui s’était pris l’aile dans le fil nylon.
Revenu sur la berge, mon camarade libéra l’oiseau et le posa afin qu’il sèche, sur une pierre. Nous continuâmes notre discussion quand monsieur Boucard, ce fin connaisseur de la rivière vint vers nous. Il nous interrogea sur la présence de l’oiseau et nous lui racontâmes la scène. Il rit de notre ignorance, nous informant qu’une fois à terre, par la faute de ses ailes trop longues, le martinet ne peut s’envoler. L’information se fixa dans ma mémoire sans que je n’en fis rien jusqu’à ce jour d’écriture ou seule cette scène remonta à la surface.
Maintenant je sais ce qui justifia ce conte et pourquoi il m’avait si longtemps résisté. Vous m’avez économisé une séance de psychanalyse, je vous en remercie et vous serai redevable. Si un jour, nos chemins se croisent, je vous raconterai cette histoire avant que de reprendre mon envol. Merci à vous !
Inconsciemment vôtre.
Le martinet noir
Un équipage à la dérive.
Il était une fois un bateau de Loire transportant des personnages importants. Gens de haute lignée, ils allaient de châteaux en châteaux pour faire la fête et grands banquets. La vie leur était facile : ils avaient à leur service des valets et des écuyers, des larbins et des serviteurs. Ceux-là faisaient la route à pied ; l'embarcation n'était réservée qu'à cette belle noblesse en mal de sensations fortes.
La Loire est la rivière royale, rien de plus naturel en somme qu'elle ouvrît son lit à un tel équipage. Seul le voiturier et ses trois hommes d'équipage représentaient ce tiers-état, bien peu respecté par une noblesse de cour aux mœurs dissolues et au mépris hautain. Si nous étions sorti de l'époque féodale, la vie n'était pourtant pas facile pour les manants et les croquants, les gens de peu et de modeste condition.
Plus d'une fois, lors de ce voyage aux mille et une étapes, les matelots avaient serré les poings et les dents pour se retenir de répliquer à une invective ou un propos insultant. La jeunesse et l'insouciance des passagers ne justifiaient en rien de manquer ainsi de respect à ceux qui s'arqueboutaient sur la bourde ou la piautre pour le bon plaisir d'oisifs dédaigneux.
L'équipage soufflait quand la méchante troupe descendait du bateau pour aller envahir une belle demeure et y célébrer durant quelques jours des agapes sans fin. C'était alors au tour de la domesticité de subir les avanies des capricieux insouciants. Chacun avait sa part de misère ; seuls les barons, ducs, princesses et vicomtesses à la particule ridicule ignoraient ce que signifiaient la peine et le labeur.
Pourtant, vers le 25 avril de cet an vraiment de grâce, tout bascula pour eux. Alors que les martinets noirs étaient revenus dans le ciel ligérien pour annoncer le retour des beaux jours, un étrange personnage fit son apparition sur les rives de la Loire. L'homme était un de ces sages qui vont sur les chemins. Celui-ci avait dans son allure une dignité et une prestance qui imposaient le silence à son approche.
Il était grand et mince, avait le visage clair et des yeux si sombres qu'ils semblaient vous percer au plus profond de l'âme. Il acceptait les offrandes qu'on lui faisait spontanément. Ni mendiant ni pèlerin, ni trimard ni vagabond, il se dégageait de sa personne comme une aura mystérieuse empreinte de mysticisme. Il avait toujours, depuis ce jour où on le vit apparaître, un martinet noir accroché à son épaule. Ce détail, plus que tous les autres, intriguait et inquiétait ...
L'homme avait remarqué le manège de la troupe frivole. Il avait entendu les plaintes de ceux qui avaient eu à subir ses exigences et ses remarques acerbes. Que ce soit sur terre ou bien sur l'eau, jamais son comportement n'était conforme à ce qu'on était en droit d'attendre de jeunes gens, tous issus de bonnes et nobles familles. Quand cette jeunesse détestable passait à proximité de lui, son compagnon ailé se mettait à pousser des cris perçants qui vous glaçaient le sang.
Plus il suivait le parcours de ces bouffis d'orgueil , plus cet étrange personnage désapprouvait leur inconduite, leurs frasques et leurs propos vis-à-vis de ceux qui les servaient. Un mois durant, en effet, au cours de leurs déplacements, en les observant attentivement, il avait compris que rien ici-bas ne leur ferait atteindre à la sagesse et à la modération. Il guettait son heure. Le martinet noir, désormais, à leur approche, s'envolait et continuait à crier en tournoyant autour d'eux !
C'est une escale au château de Chaumont sur Loire qui servit de prétexte à son intervention. Les muscadins et leurs damoiselles énamourées s'étaient conduits plus mal encore qu'à l'accoutumée. Ils avaient fait une partie de colin-maillard dans le jardin de cette agréable bâtisse qui domine la Loire de sa grâce magnifique. Nul de ces histrions n'avait songé à admirer, de là, une vue aussi imprenable que magnifique.
Leur jeu terminé, les étourdis et insouciants nobliaux avaient laissé le jardin en un désordre indescriptible. Les jardiniers avaient bien voulu protester alors qu'il en était encore temps mais le plus intrépide des noceurs avait souffleté un vieil homme en guise de réponse. La joyeuse troupe avait achevé ensuite de détruire ce qui restait encore debout.
Notre mystérieux marcheur des rives avait assisté à la scène. Il avait rasséréné les ouvriers de la terre, leur promettant qu'un jour, leur jardin serait le plus beau du pays, qu'il y viendrait des milliers de visiteurs admirer un spectacle unique et sans cesse renouvelé d'année en année. Pour l'heure, leur peine allait avoir sa vengeance : il se disposait à punir comme il se doit ceux qui foulent au pied le travail des hommes et celui de la nature ….
L'homme était si sentencieux en prononçant ces paroles qu'aucun des serviteurs du château ne songea à les mettre en doute . Ils se turent et reprirent leur travail, certains que le curieux prophète allait leur rendre justice d'une manière qui serait appropriée à l'injure qu'ils venaient de subir. La suite leur prouverait qu'ils avaient eu raison de lui faire confiance.
Quand, après deux jours de beuveries et de banquets, la bande scélérate voulut remonter à bord de son embarcation, elle trouva, couché en travers de la passerelle, ce grand escogriffe que personne n'avait même remarqué jusqu'alors. Le plus impertinent de ces lurons voulut le rudoyer de quelques coups du pommeau de sa canne. Aussitôt, le martinet noir vint tournoyer autour de lui, cherchant manifestement à lui crever les yeux.
Le muscadin essaya de se défendre avec sa canne mais, comme par magie, elle se transforma en un serpent redoutable qu'il lâcha immédiatement dans un cri d'effroi. Toute la compagnie se dispersa ; le courage n'étant pas la vertu première de ces écervelés irrespectueux. C'est alors que l'homme couché se leva, appela le martinet qui cessa d'agresser le piteux vicomte et vint se poser sur son épaule.
Le calme manifestement revenu, ceux que la peur avait éparpillés s'étaient à nouveau regroupés, se sentant manifestement plus forts quand ils faisaient masse. C'est encore le vicomte discourtois qui prit la parole, demandant sur-le-champ à ce manant de laisser le passage à ses compagnons ainsi qu'à sa noble personne. Le ton était sans appel, piquant et dédaigneux comme il convient à un puissant de s'adresser au menu fretin.
Le grand échalas au martinet perché s'écarta, un sourire sur le coin des lèvres et, dans les yeux, des éclairs qui auraient dû alerter des êtres plus attentifs aux autres. La troupe monta gaillardement sur le vaste chaland pour se rendre à l' étape suivante. L'équipage faisait grise mine : il n'était pas ravi, c'est le moins que l'on puisse dire, de retrouver ces maudits !
C'est alors que le personnage, s'adressant aux mariniers et à leur facteur d'un ton qui n'admettait aucune contradiction, leur ordonna de descendre ; ce qu'ils firent sans sourciller. Il y avait dans l'ordre comminatoire de cet inconnu ce je ne sais quoi d'indéfinissable qui exige l'obéissance sur le champ.
Alors, d'un coup de talon, il repoussa la passerelle, libéra les dernières amarres et d'une voix de tonnerre, les bras tendus vers le ciel, l'homme proféra des paroles qui résonnent encore sur la Loire. « Vous qui ne respectez rien ni personne, vous qui vous pensez au-dessus des hommes et de la nature, je confie votre destinée à la Loire et à son bon vouloir. Malheur à celui ou celle d'entre vous qui voudra descendre du navire avant que le martinet n'ait posé le pied sur la rive. Je vous le confie, il sera votre ange gardien, si je puis le nommer ainsi. Bon vent et rendez-vous au quatre cents diables si vous êtes encore de ce monde ! »
Le martinet alla se percher au sommet du girouet. Il considérait d'un air méprisant ses nouveaux compagnons dont aucun n'avait songé à regarder comment allait la manœuvre sur un tel bateau. Les dés étaient jetés : ils devaient apprendre ou bien périr au premier obstacle venu. La peur est souvent bonne conseillère et ils comprirent bien vite comment guider leur grande embarcation.
Ils n'étaient pas arrivés à Amboise, étape suivante de leur périple des châteaux et des fêtes, que le maniement de la bourde et de la piautre n'avait plus de secrets pour eux. C'est au terme d'un accostage des plus réussis, pour des débutants, que la folle troupe aborda les quais de la cité. Le fameux vicomte, toujours le plus prompt à se mettre en avant, se moquant éperdument de la recommandation du sinistre personnage, sauta gaillardement sur le pierré avant la fin de la manœuvre. Le martinet étant encore sur la vergue : il n'avait manifestement pas respecté la malédiction du vagabond.
Dans l'instant où il mit pied à terre, le pauvre garçon tomba en poussière ! Ainsi, à la stupeur générale de ses acolytes, il s'avérait que les propos du maître du martinet n'étaient pas des paroles en l'air. Nul ne souhaita vérifier à son tour la véracité de la menace. Il fallait que l'oiseau quittât son perchoir et allât se poser sur le quai …
Pour être de grands personnages ils n'en étaient pas moins d'une inculture totale en ce qui concerne les habitudes des animaux comme de toutes les choses de la nature. L'éducation dans un palais ne permet pas de se familiariser avec son environnement ; aucun d'eux ne savait que le martinet ne va jamais à terre.
Ils eurent beau lui lancer du pain, l'appeler, l'amadouer ou le menacer, l'oiseau volait et revenait immanquablement se percher le plus haut possible pour échapper aux plaintes des matelots d'occasion. Les trois jours de la fête, ils les passèrent à quai, loin des agapes et des musiciens. La menace était trop redoutable pour tenter le diable.
Ils partirent d'Amboise ; le redoutable pont de Tours les attendait. Personne n'avait souhaité monter à leur bord ; ce qu'il était advenu du vicomte avait suffi à effrayer le plus redoutable marinier. Ils devaient se débrouiller seuls et espérer que dans la ville de Saint Martin, le martinet allait se décider à se dégourdir les pattes.
Il y a de la chance toujours pour la canaille. Le bateau franchit l'obstacle sans encombre. Puis, voulant accoster en aval de celui-ci pour espérer enfin sortir de cette prison aquatique, nos pitoyables héros comprirent alors que se poser sur la berge le nez au courant n'était pas la bonne procédure. L'expérience ne s'acquiert que dans la nécessité : ils le découvraient à leurs dépens. Tout ce savoir marinier ne leur était pourtant d'aucune utilité : ils ne pouvaient pas faire commerce sur un navire dont il est impossible de sortir.
À cette escale, une fois encore, le martinet resta sourd à leurs plaintes. Perché ou bien volant en l'air, l'oiseau ne posait jamais les pattes sur le sol. Cette fois encore, il fallut repartir sans avoir pu parcourir les rues d'une ville, pourtant si accueillante. Un rendez-vous se présentait à eux dans la forteresse de Langeais. La fille aînée de la duchesse était à bord et elle espérait pouvoir retrouver sa chère mère.
Au pied du château, le martinet avait pris son envol pour se poster sur les créneaux d'une tour. La fille de la duchesse n'y pouvant plus tenir, crut que cela équivalait à poser les pattes à terre. Contre l'avis de ses camarades, elle descendit de leur prison flottante. Elle connut dans l'instant le sort terrible du vicomte. Elle se volatilisa sous les yeux d'une mère qui se ne remit jamais d'un tel chagrin. Non, le vagabond ne les avait pas trompés : son maléfice était des plus redoutables.
Les pauvres comparses repartirent, la mort dans l'âme et ainsi, d'étapes en étapes, ils se sentirent de plus en plus englués dans un piège mortel. Le martinet, toujours en l'air, ne se posait jamais. Ils étaient condamnés à une mort lente, sur un bateau qui serait leur tombe. Heureusement pour eux, dans leur malheur, les braves gens dont, il y a peu, ils moquaient sans honte ni mesure, leur faisaient parvenir des paniers de victuailles …
Le temps passa, le bateau allait d'étapes en étapes dans une avalaison insensée. Pourquoi ne restait-il pas en place ? C'est un mystère qu'il ne nous appartient pas de comprendre ici. C'est au premier août que le navire doubla Paimbœuf et laissa derrière lui notre Loire. C'est aussi en ce jour que le martinet rejoignit ses congénères pour sa longue migration annuelle. Étrange coïncidence que ne remarquèrent même pas les malheureux, qui n'étaient plus que l'ombre de la joyeuse troupe du départ.
Que se passa-t-il ensuite ? Nul ne le saura jamais. Ce fut le 25 avril de l'année suivante que le martinet retrouva le navire perdu au milieu des flots. Un silence terrifiant l'accueillit. Plus aucune trace des jeunes gens insouciants d'alors. Perdus à jamais, ils avaient préféré la disparition dans les eaux profondes de l'Océan, à la malédiction du vagabond.
Le martinet n'en fut pas surpris et s'envola dans l'instant pour rejoindre son maître. Quand il vint se poser sur son épaule, il lui fit comprendre en quelques cris aigus que la sentence était accomplie. L'homme n'en fut ni heureux ni soulagé. Il savait que cette aventure ne servirait jamais de leçon et qu'il retrouverait encore bien des fois sur son chemin des humains arrogants et méprisants à l'égard des plus humbles.
Il lui faudrait encore, des siècles durant, punir ceux qui dépassaient les limites de la bienséance et du respect. La menace du martinet n'avait jamais infléchi les plus vilains. Il le savait mais continuait son chemin car telle était sa mission qui risquait de ne jamais connaître de fin.
Si vous êtes de ceux qui risquent de déclencher le courroux du vagabond au martinet, si vous avez un peu d'humanité, ne le contrariez pas et apprenez à voir dans ceux que vous prenez pour des marauds, des sacripants et des foutriquets, vos semblables en humanité. Vous ne deviendrez alors jamais homme politique et vous ne vous en porterez que mieux !
Scélératement leur.