Il se passe toujours quelque chose

par C’est Nabum
mardi 11 février 2014

Segpa ... Tranquille

La douche écossaise.

La vie n'est pas un long fleuve tranquille dans cette classe étrange. Le bon Samaritain trouvera toujours quelque chose à raconter pour des lecteurs tantôt ébahis, tantôt exaspérés, parfois incrédules, souvent interloqués et plus rarement admiratifs. Il y a tout lieu d'être indigné devant le spectacle quotidien de ces jeunes en mal de repères, de lois et de respect.

Ce matin-là, pourtant tout avait bien commencé. J'avais réussi à lire deux chapitres d'Eldorado en créant un moment d'une rare quiétude. Les élèves écoutaient, se laissaient entraîner, prendre même par l'émotion de ce texte magnifique. Il était question d'un jeune homme effectuant une dernière fois, le cœur serré, le tour d'un village qu'il allait définitivement quitter pour l'exil économique et l'aventure du voyage clandestin.

Cette histoire si émouvante nous donna l'occasion d'échanger nos impressions . V... raconta le départ d'Albanie de sa mère : un voyage qu'elle n'avait pas voulu, imposé par un mari qui l'abandonna sitôt arrivé sur place. Elle parla de ce pays où sa mère n'irait plus jamais et du chagrin qui était le sien. Ses camarades l'écoutaient, ils respectaient cette confession qui brisait la carapace de celle qui se refuse à travailler.

Puis c'est N... qui prit la parole en évoquant son départ d'Afrique, il n'y a pas si longtemps. Ce garçon qui ne voulait pas qu'on le touche, nous touchait avec les larmes d'une mère qu'il ne reverrait pas avant bien longtemps, les plaintes de sa grand-mère qui se doutait que pour elle, ce serait certainement le dernier baiser. Il nous décrivait alors son incompréhension de tant de chagrin, lui qui était si content de son départ. Maintenant, il comprenait et c'était trop tard …

La séance avait pris un tour imprévu. La classe n'était plus ce bateau ivre que j'ai parfois décrit. Il y avait de l'humanité dans ces mômes qui habituellement ne voulaient rien en montrer. Hélas, la cloche retentit, fragmentant le temps et brisant la magie du moment. Je les laissai partir vers un autre cours, un autre professeur, une autre classe.

J'espérais encore profiter de ces instants en suspens, de cette parole libérée en les retrouvant une heure plus tard. Hélas, il y avait eu un autre cours et surtout une récréation. La folie les avait gagnés. Des garçons d'une autre classe, accompagnés de N... avaient coupé les cheveux de l'une des jeunes filles, avaient tiré la belle chevelure d'une autre et donné quelques claques à une troisième. Oh, rien que de très ordinaire dans nos cours si agités !

Je les retrouvai donc passablement énervés. Les filles vidèrent leur sac à colère ; je notais leurs griefs, tout autant pour les écouter que pour leur montrer que je considérais leur indignation à sa juste valeur. Je leur demandai alors de se mettre au travail. Ils le firent sans trop de récrimination quand soudain, la tempête explosa.

N... qui avait retenu sa rage d'être ainsi mis en accusation, sortit de ses gongs. Il se leva, proféra une belle ribambelle de jurons et d'insultes à vous glacer d'effroi. Comment en arriver à de pareils débordements de langage ? Comment accorder le moindre sens à ces propos haineux et d'une rare violence ?

Je lui demandai de se calmer en me gardant soigneusement d'aller vers lui pour éviter un nouvel incident. Mais il continua et s'approcha de celle à qui il avait tiré les cheveux quelques minutes plus tôt. V... se leva et lui barra le chemin. Les deux protagonistes de la séance précédente se retrouvaient face à face, prêts à s'affronter. Le climat était tout autre …

N... qui tenait tant à ce que personne ne le touche ne se priva pas pourtant d'appliquer à l'autre ce qu'il ne voulait pas qu'on lui fît. Sans crier gare, sans que le coup fût prévisible, il décocha un terrible crochet à la face de la pauvre V... qui en fut toute retournée. De l'émotion, une heure plus tôt, nous passions à la violence stupide et indigne.

Le coup porté, N... était maintenant prostré. Il ne fit aucune difficulté pour suivre un surveillant. Avoua le plus tranquillement du monde ce qui s'était passé au responsable de l'établissement avant qu'une belle-mère ne vienne le chercher. Il ne regrettait rien, annonçait encore son envie d'en découdre avec les filles de sa classe et tout tranquillement son désir de les tuer ….

Voilà bien l'illustration du malaise de ce groupe : rien n'est jamais acquis ; les petits progrès, accomplis à grands renforts de patience et d'imagination, peuvent sombrer en un instant. Ces enfants sont éternellement sous pression. Rien ne parvient à les toucher plus de quelques minutes. Tout sera à reprendre demain encore. Je ne me plains pas : que ce soit bien clair ! Je tiens simplement à vous permettre de toucher du doigt l'incroyable complexité de la tâche. Que les donneurs de leçons passent leur chemin ! Rien, décidément, ne peut s'expliquer de manière rationnelle avec ce groupe en souffrance.

Pugilatement leur.


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