L’atelier sur le champ de foire
par C’est Nabum
vendredi 6 septembre 2019
Aux yeux de tous.
J’ai grandi sur un champ de foire, un mail comme on dirait aujourd’hui à moins que ça ne devienne une place. Il y a bien longtemps, dans un autre monde, notre bel espace de jeu était couvert de terre battue tandis qu’en son centre, courait une rigole pour évacuer les eaux pluviales et permettre le nettoyage de l’endroit après la foire mensuelle aux cochons. Certains diront sans doute que ma propension à mettre mon groin partout vient de cette curieuse cohabitation.
Mais revenons à notre beau champ de foire en dehors des trois jours où mon père ne se permettait pas d’installer son atelier provisoire. Le samedi, il y avait la foule des grands jours, la place devait accueillir les automobiles des clients potentiels d’un village alors particulièrement commerçant. C’était une époque où la grande distribution n’avait pas encore vidé le cœur des cités. Le dimanche matin, pendant les moissons, il installait son métier pour recoller les barrettes sur les tapis de batteuse, la moisson ne pouvait attendre. En dehors de ce cas d’exception, il convenait de laisser la place aux fidèles qui en cette époque antédiluvienne se pressaient en masse à l’office dominicale avant que d’aller faire le tiercé et boire l’apéritif chez Madeleine. Quant au lundi, c’était jour sacré dans le Sullias avec un marché qui occupait alors tous les boulevards et la journée entière.
Les autres jours de la semaine, l’usage de l’extrémité est du champ de foire relevait tacitement de la responsabilité de mon paternel. Il revêtait alors son habit de fête : à son éternelle blouse grise, il lui arrivait d’ajouter un gros gilet en laine rouille. Pour parfaire son sens de l’esthétique, il se couvrait alors de son béret, celui qu’il ne manquait jamais de coiffer lors de toutes ses sorties et livraisons. Vous comprendrez mieux sans doute pourquoi je suis quarante ans plus tard, affublé de ce couvre-chef mémoriel.
Le matelassier déployait aux premières heures du jour son installation. Deux grands et longs tréteaux dans un sens, un autre dans le travers de ceux-là, et il tendait dans cette limite une grande toile à matelas qui servirait de réceptacle à ce qu’il allait entreprendre. La toile formait une vaste bulle qui s’arrimait sur le monstre. Car sur la partie ouverte, il installait une énorme machine ouvrant une gueule immense : la cardeuse.
Comment la décrire à des lecteurs qui n’ont sans doute jamais vu un tel engin ? D’un côté, une sorte de tapis avalant dans lequel il enfournait la laine compacte d’un matelas qu’il était allé quérir chez les clients à l’heure des huissiers de justice. À l’intérieur, un rouleau constitué de dents acérées qui déchiraient ce qu’il enfournait pour lui redonner légèreté et souplesse. Une grande manche à air : un sac à poussière conséquent complétait cette étrange bête qui beuglait au petit matin au grand dépit des voisins.
La cardeuse était branchée sur la force. Elle ne passait pas inaperçue d’autant que très souvent, le matelassier renouvelait l’opération par deux fois pour obtenir une laine propre, souple, gonflée dans un vacarme qui ne passait pas inaperçu à des centaines de mètres à la ronde. C’est sans doute ce bruit qui dérangea le maire actuel du village, ce qui explique qu’il fasse la sourde oreille à mes envies de spectacle dans sa commune. La suite de l’opération se passait dans la boutique, sur un métier tapissier. Le soir, les clients recevaient chez eux, un matelas qui avait doublé de hauteur, le temps d’un tassement qui les mettait en état d’apesanteur et d’un sommier qui avait été refait à neuf dans la même journée. Mon père ne manquait pas de ressort…
J’étais naturellement des deux expéditions, la matinale et la finale, pénétrant ainsi dans bon nombre des maisons du canton. Quand les clients étaient de Sully, c’est à la remorque à bras que nous effectuions la livraison. Je garde un souvenir ému de ce déplacement, le gamin que j’étais alors ayant la responsabilité de pousser un ensemble constitué le plus souvent d’un sommier et d’un matelas.
L’habitude du travail extérieur était ancrée dans la maison. Pour me mettre la main au collier et non le pied à l’étrier, mon père en bon bourrelier qu’il était également n’aurait pas usé d’une expression aussi cavalière, durant les vacances d’été, il me confiait la seule opération qui échappait à mon insigne maladresse : le déclouage. Pointes, cavaliers, clous devaient tomber sous les actions conjointes d’un marteau et d’un burin à moins que l’arrache-clous y suffise à lui seul.
Pour ne pas déroger à la règle familiale, mesure intangible en dépit de mes protestations véhémentes, je devais revêtir une blouse, bleue en l'occurrence, couleur de la bleusaille ça va sans dire. À ce détail près, j’aimais assez faire illusion devant les passants qui voyaient alors le fils du tapissier à l’œuvre. Une pure illusion, car j’étais incapable de faire plus.
Le travail du matin, quand il y avait ouvrage à ma compétence, m’ouvrait le droit d’aller courir la campagne ou les bords de Loire l’après-midi, ce que je ne manquais jamais de réaliser avec conscience et application. Mais ceci est une autre histoire… Il me fallait naturellement rentrer pour la fameuse livraison du soir. Je ne pouvais déroger à cet impératif. La cardeuse est partie poursuivre son existence au Burkina Faso tandis qu’il en reste une manuelle qui pourrait faire le bonheur d’un musée pour peu qu’on vienne la chercher.
Extérieurement vôtre.