L’étonnant destin d’Ulrich Inderbinen
par Fergus
samedi 5 avril 2014
Le nom de ce Valaisan est totalement inconnu en France, excepté dans le milieu des guides de haute montagne. Et pour cause : cet homme, dont l’histoire est intimement liée à celle du mythique Cervin (4478 m), est une véritable légende de l’alpinisme. Non parce qu’il a ouvert des voies inexplorées ou conquis de lointains sommets, mais en raison de son exceptionnelle longévité...
Le 19e siècle est sur le point de s’achever lorsque, le 3 décembre 1900, naît un garçon au foyer d’un couple de paysans de Zermatt. La superbe et très chic station de montagne valaisanne que nous connaissons aujourd’hui n’est alors qu’un village niché dans une haute vallée alpine à plus de 1600 m d’altitude. Environ 750 habitants y vivent, principalement de l’élevage, des produits laitiers, de l’artisanat, et d’une activité encore embryonnaire mais appelée à se développer : guide de montagne.
Ulrich n’est pas le seul enfant de la famille : il grandit parmi ses huit frères et sœurs en gardant le bétail dans les alpages de Zmutt, et en vendant, durant l’été, des edelweiss aux touristes montés là pour admirer la silhouette du majestueux « Matterhorn », rendu célèbre depuis la dramatique « première » du 14 juillet 1865. Une ascension qui reste encore aujourd’hui attachée au nom d’Edward Whymper et, en France, à celui du chamoniard Michel Croz, décédé lors de la tragique chute qui marqué la descente et coûté la vie à 4 hommes.
Dès son adolescence, Ulrich abandonne les travaux agricoles pour des métiers artisanaux alors très demandés dans un village en plein essor où se construisent des hôtels et où, depuis l’année 1891, il est possible d’accéder par le train à crémaillère qui monte de la vallée du Rhône depuis la petite ville de Visp (Viège). On peut même, depuis 1898, être transporté à 3135 m d’altitude grâce à une deuxième ligne à crémaillère qui dessert le Gornergrat d’où la vue sur les géants du Valais est sublime. La Grande Guerre met toutefois un frein au développement du village, et Moritz, un oncle d’Ulrich, voit son activité de guide réduite durant quelques années.
À 20 ans, Ulrich Inderbinen descend dans la vallée parfaire sa formation militaire avec d’autres jeunes de Zermatt, tout heureux que la Suisse, grâce à sa neutralité, ait pu échapper à la boucherie des tranchées de 14-18. C’est approximativement à cette époque que les touristes commencent à revenir dans la haute vallée. Parmi eux, un nombre croissant d’aspirants alpinistes, notamment britanniques, bien décidés à se confronter aux sommets du Valais, à l’image des vogues identiques que l’on connaît désormais dans l’Oberland bernois, dominé par la célèbre trilogie Eiger-Mönch-Jungfrau, ou la vallée de Chamonix, indissociable du Mont-Blanc, de l’Aiguille Verte ou des Grandes Jorasses.
En 1921, Ulrich décide de devenir guide comme son oncle Moritz. Mais le garçon n’a pas d’expérience. Qu’à cela ne tienne, armé de quelques conseils et de sa détermination, il part à son tour à la conquête du redoutable Cervin en compagnie de sa jeune sœur Martha (19 ans) et de son ami Alfred. Martha est en jupe longue et chaussée de ses brodequins de travail ; quant aux garçons, ils portent leurs bottes militaires ! Amorcée à 2 heures du matin à la lumière de lanternes depuis la Hörnlihütte*, l’ascension est pourtant une réussite : en 4 h 30 environ, les alpinistes néophytes sont au sommet du légendaire Matterhorn.
Il faut toutefois attendre 1925 pour qu’Ulrich Inderbinen, après quelques ascensions probatoires décroche le sésame qui lui permet de s’inscrire à la Compagnie des guides de Zermatt. Aussitôt il se met au service de ceux que l’on nomme à Chamonix les « Monchus », ces Messieurs sportifs plutôt fortunés et parfaitement équipés qui veulent inscrire sur leur livre d’or quelques-uns des plus spectaculaires sommets alpins. Hélas ! les « courses » ne sont pas si nombreuses et il n’y a pas de quoi gagner sa vie confortablement, les alpinistes en quête de sensations sur les parois valaisannes étant encore trop rares pour faire vivre l’ensemble des guides de Zermatt. Par la force des choses, la plupart continuent d’exercer leurs activités d’élevage ou d’artisanat entre deux engagements. L’hiver venu, le développement du ski leur permet néanmoins de gagner plus en se faisant moniteurs. C’est le cas d’Ulrich Inderbinen dès 1931.
Durant les années 60, les choses évoluent de manière spectaculaire en matière d’alpinisme. La deuxième guerre mondiale est désormais loin derrière et l’économie des pays développés connaît un essor sans précédent, propice aux voyages et à la découverte des grands sites. Zermatt en profite pour s’équiper en nouveaux hôtels et en remontées mécaniques modernes pour accueillir, l’été les randonneurs et les alpinistes, l’hiver les skieurs qui, depuis 1945, se pressent toujours plus nombreux sur les pistes.
Les années passent et Ulrich Inderbinen se forge une réputation de force de la nature. Derrière l’église de Zermatt, il vit avec son épouse, Anna Aufdenblatten épousée en 1933, dans une maison qu’il a construit de ses propres mains et qui est chauffée au seul feu du bois des buches qu’il continuera de fendre jusqu’à ses 100 ans. On ne lui connait qu’une interruption dans sa carrière de guide : dix jours de repos à la suite d’une mauvaise chute sur un passage de glace l’année de ses 70 ans. Et il faut encore attendre 4 ans de plus pour qu’il consulte pour la première fois un dentiste.
À 82 ans, Ulrich se lance dans la compétition de ski. Après une dernière participation à la course des guides de Zermatt quatorze ans plus tard, il arrête le ski. Mais surtout il met fin cette année-là à son activité de guide après avoir gravi une dernière fois le Matterhorn dans le cadre des festivités marquant le 125e anniversaire de la conquête du prestigieux sommet. Ulrich est alors âgé de... 96 ans ! Durée de la course : environ 4 heures, moitié moins du temps réalisé par d’autres hommes beaucoup plus jeunes venus commémorer l’exploit de Whymper et de ses compagnons.
Il est toutefois temps de raccrocher cordes et piolets. En matière de compensation, le fervent catholique qu’est Ulrich Inderbinen est, cette même année 1996, reçu à Rome en audience privée par le pape Jean-Paul II, lui-même grand amateur de sport et fin connaisseur des exploits du Valaisan.
En matière d’alpinisme, Ulrich n’a qu’un regret durant ses vieux jours : ne pas avoir pu, à 92 ans, effectuer l’ascension du Kilimandjaro à cause d’un véto de ses proches. Devenu le Valaisan le plus âgé, il meurt durant son sommeil le 14 juin 2003 dans sa 104e année.
Entre 1921 et 1990, Ulrich Inderbinen a gravi 370 fois le Cervin. Il est considéré comme un héros par les habitants de Zermatt, à tel point qu’une très belle stèle à son effigie entretient dans la mémoire des visiteurs de la station valaisanne le souvenir de cet homme exceptionnel à bien des égards.
* Nom d’un refuge situé sur un épaulement du Cervin à 3260 m d’altitude, au pied de l’arête du