La bête a bon dos
par C’est Nabum
lundi 10 février 2020
L’âme damnée de nos turpitudes ….
Il était une fois, en bord d'une rivière étrange à la destinée curieuse, un jeune homme : Edgard et une jeune fille : Isabelle, qui avaient tout pour vivre heureux et s'aimer tendrement. Mais tout comme le cours de la Conie, la destinée est capricieuse et doit se plier à la topographie de l'existence. Il est des barrières infranchissables que l'homme se plaît à dresser pour séparer les êtres.
La Conie née à Patay de la célèbre nappe phréatique de Beauce, la rivière coulait à la fois vers la Loire et le Loir. C'est une curiosité bien étrange, comme si elle était incapable de choisir dans quel bras se jeter. Il en était tout à fait autrement pour Isabelle : mais n'allons pas trop vite en besogne…
Nous sommes aux environs de l'année 1530. Le Baron de Péronville était d'humeur belliqueuse. La période était propice pour qui aimait croiser le fer, d'autant que d'affreuses querelles religieuses portaient la discorde au sein même du royaume. Le baron allait guerroyer pour son bon plaisir, tout en faisant le malheur d'Edgard dont le père mourut au service de son suzerain.
Le baron prit Edgard à son service. Il en fit son écuyer, ne se doutant pas qu'il plaçait ainsi le loup dans sa bergerie. Car le méchant homme avait une fille, Isabelle, belle comme le jour et parée de toutes les qualités qui faisaient défaut à son géniteur. Quand les deux jeunes gens eurent l'âge de sentir la force violente des hormones, Edgard et Isabelle se découvrirent un amour inextinguible. Leur condition respective rendait cette folie impossible : ils en souffraient d'autant plus que leur proximité avivait la force de la douleur et de la privation. Isabelle savait que jamais son père ne consentirait à pareille mésalliance tandis qu'Edgard était toujours à la quête d'un exploit fabuleux pour renverser cette inacceptable injustice d'une naissance trop modeste.
C'est en 1548 que les circonstances lui donnèrent l'occasion de déclarer sa flamme tout en démontrant sa valeur. En juin de cette année terrible, s'il en fut, dans la forêt d'Orléans, la rumeur prétendit qu’une horde de bêtes sauvages et féroces : des loups cerviers, vinrent d'on ne sait où, semer la désolation par tout le pays, attaquer et dévorer femmes et enfants, s'en prenant même parfois à des hommes.
Il fallut se résoudre à armer les paysans afin de se lancer dans des battues pour extirper le mal de nos campagnes. Naturellement, le baron de Péronville y vit belle occasion de se divertir. Il partit, en grand équipage, emmenant sa fille pour la sortir un peu et lui faire rencontrer de nobles jeunes gens. Comme il ne pouvait se passer de son écuyer, celui-ci était de l’aventure. Amateur de vénerie, le baron allait toujours de l'avant. Sa fille, pour chevaucher à côté de son cher Edgard, refusa de rester en arrière. C'est alors que survint l'incident : Isabelle, sur son cheval, allait bon train, quand sa monture se cabra violemment et la désarçonna. Un sanglier énorme, bête aux abois protégeant sa laie et ses petits, surgit dans l'instant des fourrés et se rua sur la pauvrette. Isabelle dans sa chute ne put parer la charge.
Seul Edgard eut la présence d'esprit de se mettre en travers du fauve. Comme son cheval, en proie à la panique, devenait incontrôlable, le jeune homme, sans hésiter un seul instant, mit pied à terre pour affronter à mains nues le terrible animal. Il y eut un tumulte affreux, un corps à corps terrifiant entre un homme et un monstre écumant. Quand les seigneurs de Péronville, Pontault , Brandelon et d'autres encore, arrivèrent sur place, une grande clameur montait des gorges des manants, tous à pied. Edgard, armé de son seul long couteau de chasse, avait égorgé la bête sous les hourras des rabatteurs et les murmures d'une Isabelle, blessée, qui venait d'être sauvée par son amoureux.
Edgard, se souciant bien peu de ses blessures, prit Isabelle dans ses bras pour la conduire à son père, déclarant qu'il serait toujours disposé à mettre en péril sa propre vie pour celle de la demoiselle. N'importe quel père eût compris la remarque ; le baron n'était pas homme à se laisser émouvoir. L'exploit de son écuyer n'était qu'un juste retour de sa générosité : l'affaire devait en rester là.
Edgard emporté par les circonstances et l'exaltation générale déclara devant le baron, stupéfait, l'amour qu'il avait pour sa belle. C'en fut trop pour ce personnage hautain, d'autant plus qu'il y avait là le jeune sire de Boissay dont il voulait faire son gendre. Il se mit dans une colère mémorable : un courroux si violent que les arbres en tremblèrent. Il allait frapper son écuyer du tranchant de son épée quand celui-ci s'ensauva, emportant en croupe la belle ensanglantée. Le fuyard, protégé par les paysans et les gens d'armes qui avaient admiré sa bravoure, prit la fuite à travers cette forêt qu'il connaissait si bien pour l'avoir arpentée toute son enfance.
Les deux fugueurs se réfugièrent où l'on pouvait penser que les dieux s'étaient concertés pour y rassembler tous les bienfaits d'une nature préservée. Ils étaient en bord de la Conie et de son onde pure, parmi des fleurs grimpantes, des lichens, des églantiers en fleurs, un tapis de mousse et une petite roche isolée qui surplombait ce décor magnifique. C’est pourtant en ce lieu paradisiaque que la belle, à bout de force, expira dans les bras de celui qu’elle aurait pu aimer sans entraves.
Le ciel se chargea d'électricité, le ciel s'assombrit, les animaux, effrayés, fuyaient les lieux. Edgar, au désespoir, entendit le tumulte lointain, d'une troupe à leur poursuite. Le baron survenait avec ses hommes pour châtier celui qui avait enlevé sa fille. Se voyant perdu et n’ayant plus goût à la vie après la mort de son amoureuse, le jeune homme mit fin à ses jours.
Un malheur n'arrive jamais seul et, alors que le tonnerre grondait, que l'orage éclatait dans un vacarme digne des enfers, le baron, arrivant sur les lieux, comprit le drame qui venait de se dérouler. Il tomba à genoux devant les deux corps enlacés pour l’éternité. Fou de colère, il se redressa, leva sa main droite armée de son épée vers le ciel. Il prononça un blasphème effroyable, un cri déchirant de haine et de rage, un long hurlement de bête sauvage.
Surpris en cette posture par un éclair qui frappa son épée dressée, il fut littéralement enveloppé de flammes. Jamais on ne vit plus terrible châtiment divin : le corps du Baron disparut. Il n'était plus qu'un vilain tas de cendres et de vêtements carbonisés. Les hommes de son escorte se signèrent, voyant dans son trépas la marque du malin, et portèrent une curieuse légende à travers tous le pays.
L’âme du Baron de Péronville avait rejoint Satan ! Pour l’exonérer de ses fautes, les témoins attribuèrent à un animal, l’enchaînement fatal. Il se trouve qu’une horde de loups avait trouvé refuge dans une cavité de la roche. Effrayés par le vacarme et le tumulte, ils se sauvèrent sans demander leur reste. Les nobles présents saisirent cette coïncidence pour décrire une bête immonde : un animal aux dimensions énormes, au poil fauve et hérissé sur l'encolure. Elle était, d'après certains témoignages, couverte d'écailles à moins que ce ne fût des taches plus sombres. Sa langue pendait de manière démesurée, d'un rouge si vif qu'elle semblait venir des enfers. Des crocs dépassaient largement de sa gueule béante. Pour ajouter à l'effroi, ses yeux étaient étincelants. On aurait cru que des éclairs jaillissaient de leurs orbites.
La fable prétendit ainsi que le monstre fondit sur les deux amants enlacés dans une troublante fusion. Isabelle et Edgar n'eurent pas le temps de se protéger épuisés qu’ils étaient par des ébats qui les avaient laissés sans force, haletants et comblés. La bête se jeta d’abord sur Isabelle et, de sa formidable gueule, lui brisa la nuque puis dans l'instant suivant elle égorgea le pauvre Edgard.
Pour continuer de torturer le pauvre monde, deux fois par siècle, tous les cinquante ans, dans la région d'Orléans, surgissait une bête hideuse et féroce qui venait tourmenter les braves gens. Elle réclamait son lot de chair fraîche avant de disparaître mystérieusement. Elle prit le nom de la bête de Gidy avant que la grande cité ne s’attribue sa notoriété. Elle était sans doute l'âme damnée du baron de Péronville.
Bestialement sien.