La femme d’aujourd’hui selon la Banque populaire... et la Vénus d’Urbino du Titien

par Paul Villach
jeudi 31 mai 2007

Si les publicitaires sont les vigies des modes plus que leurs inventeurs, alors il faut voir, dans la dernière publicité de la Banque populaire, parue dans « Le Nouvel Observateur » du 17 au 23 mai 2007, l’image familiale de cette nouvelle société qui désormais s’affiche sans complexes. La rupture avec celle de ces quarante dernières années est consommée. Arrière toute !

La parenthèse est refermée. L’avenir est dans le passé. La famille, et donc la femme, selon la Banque populaire, se rangent sagement dans les stéréotypes du début du XXe siècle, voire du XIXe siècle.

Une famille a placé sur un mur dans un cadre une photo d’elle-même qui lui permet de s’autocontempler. On y reconnaît, en plan d’ensemble, la famille-type d’aujourd’hui avec son chien, un couple et ses deux enfants - heureusement répartis en fille et garçon - où dans une mise en scène traditionaliste, le décor et les postures définissent le statut de chacun dans une famille aisée.

Une aisance enviable

Le père et la mère approchent de la quarantaine et possèdent déjà un patrimoine enviable. Quelques métonymies (la partie pour le tout) en donnent une idée : une porte vitrée où conduit un perron, et de hautes fenêtres habillées d’amples rideaux à embrasses dessinent une « maison de caractère ». On n’est pas dans un lotissement de maisons Phénix, mais dans un quartier résidentiel où les demeures se tiennent à distance au milieu de rases pelouses traversées d’allées de gravier.


De même, quoique chics et sans doute avec marque, les vêtements des propriétaires sont d’une sobriété de bon aloi : ils signent une manière d’être plutôt stricte, ennemie de l’excentricité, de l’exhibitionnisme et du négligé. Seule concession de la tradition la plus rigoriste aux temps nouveaux, la mère porte un pantalon de tergal. La fille, en revanche, est en robe et non en jean. Le fauteuil de jardin en rotin confirme cette aisance dans un luxe discret.

Le langage analogique de la femme assise et de l’homme debout

Surtout, comme il sied dans la famille traditionnelle bourgeoise, il revient à la mère d’être assise quand le père est debout. Ce langage analogique est évident. L’étiquette révérencielle qu’on réserve à la femme ne fait pas oublier que cette place assise assignée renvoie à son image traditionnelle d’être faible qui a besoin à la fois de se reposer et d’être protégée par son mari. Ici, l’époux surplombe donc son épouse et du même coup la domine. Une image renforce cette fonction : le mari est le seul de la famille à être planté de face, justement... pour faire face à toute éventualité, quand les autres membres de la famille, présentés de trois quarts, donnent l’impression d’aborder la vie de biais et donc dans une position de faiblesse.
Quant à la répartition des deux rejetons du couple, elle obéit à des canons inconscients que Freud a rendu familiers : à chacun « son Œdipe » ! La fille près de son père chéri qui la prend par l’épaule, le fils assis sur un bras du fauteuil appuyé sagement contre sa chère maman.
Le chien, une bonne pâte de Golden Retriever, est à la fois la peluche offerte aux enfants et le chien de garde de la maison : il est le seul à détourner la gueule du lecteur, c’est normal, il surveille son domaine. Le garçon a sans doute lui aussi le regard ailleurs, mais il garde le visage de face : c’est la seule petite entorse à la discipline familiale qu’il peut sur le moment se permettre à son âge sans être vu, au risque de se faire gronder quand on verra sa mine inconvenante qui gâche un peu la photo.

Le prix à payer

Mais quatre détails permettent par métonymie « de voir sans être vu » l’envers de ce trop beau tableau de famille.
- Le mari a le col de chemise ouvert : il est chez lui, fini le stress ! Il a tombé la cravate du cadre dynamique ! Il ne peut toutefois en cacher les stigmates malgré un franc sourire d’homme heureux : il suffit de voir les lourdes valises qu’il promène sous les yeux ! Elles en disent long sur ses longues journées épuisantes sans horaire fixe, voire ses insomnies. On n’a rien sans rien : il est au moins récompensé par cette propriété plutôt cossue.
- L’épouse et mère sourit elle aussi mais d’un sourire plutôt pincé : elle pince les lèvres au moins aussi fort qu’elle tient serrées jambes et cuisses l’une contre l’autre ; elle n’est pas le genre de femme à ouvrir la bouche ni à croiser les jambes. Sa pudeur, de règle ancestrale, en souffrirait. Son bras gauche d’ailleurs retombe nonchalamment de l’accoudoir et, sans le faire exprès sans doute, porte la main à hauteur du pubis. Par intericonité, évidemment cette posture parle. Depuis le temps que les hommes s’expriment en images, toute image est peu ou prou la citation d’une autre image. On songe ici à l’ambiguïté volontaire de la posture que le Titien a fait prendre à sa "Vénus d’Urbino » en 1538. Mais, ici, dans notre famille bien rangée dont le patrimoine multiplie les lignes droites de l’ordre physique et moral, des marches jusqu’aux fenêtres, pas d’équivoque, s’il vous plaît ! Tout indique - les jambes et cuisses serrées de Madame par dessus tout - que ce n’est pas l’invitation à un érotisme débridé qui guide cette femme. Ce serait même plutôt la volonté de s’en garder sagement comme de la peste.

« Pour nous, dit la Banque populaire en légende, votre patrimoine, c’est beaucoup plus que de l’argent  ». On l’a compris, cette banque milite politiquement pour un type de société et donc de femme qu’on ne croyait pas revoir de sitôt. Ce paradoxe assimile volontiers patrimoine et famille traditionaliste des siècles passés : mesdames, peut-être faut-il vous préparer à redevenir « femmes d’intérieur » !

Documents joints à cet article


Lire l'article complet, et les commentaires