La porteuse de vie
par C’est Nabum
samedi 1er novembre 2014
Une autre manière de célèbrer nos disparus ...
Dédé la coquille
Elle était le porte-parole de la mort, la dame qui nous apportait les avis de décès. Elle allait de porte en porte afin de distribuer ce petit rectangle de papier qui envoyait ad patres une pauvre âme en peine. Elle tenait lieu de la rubrique nécrologique qui fait encore le succès d'une presse locale dédiée aux chiens écrasés et aux défunts.
Dédé la coquille devait son étrange surnom à sa dextérité dans l'art complexe de l'ouverture des huîtres, tout en se faisant la spécialiste de la fermeture des tombeaux. Quoique à bien y regarder, elle ne soit jamais restée muette comme une tombe quand il s'agissait d'évoquer l'existence de celui ou de celle qui venait de la quitter.
Car notre porteuse de la dernière mauvaise nouvelle se faisait conteuse du vivant de ce nouveau candidat à l'immortalité. Avec elle, un mort ordinaire devenait un sujet de causerie. Un mort extraordinaire entrait déjà dans la légende. Elle était intarissable pour évoquer les petits secrets, les grandes heures et les mauvais heurts de celui que la camarde venait de faucher.
Elle était un puits d'anecdotes. Le croustillant lui allait à ravir, elle, qui de sa voix grave, cassée par la cigarette et des soirées de bombance, ne reculait devant aucun secret d'alcôve. Elle disposait de renseignements de première main par la fesse gauche, si je puis dire : celle que piquait son frère, infirmier préposé aux piqûres à domicile dans notre petite ville.
C'est sans doute grâce à lui, ainsi qu'à sa curiosité légendaire, qu'elle savait l'intime . À faire ainsi la tournée des adieux, elle entretenait un réseau de confidences, d'informateurs et de ragots qui la rendaient, à coup sûr, la plus efficace agence de renseignements du canton. Quand je la voyais surgir dans la boutique familiale, je savais que j'aurais droit à un épisode peu banal de la vie des gens de chez nous.
Je pense que c'est à son contact que j'ai découvert le plaisir du récit ; j'ai bien compris l'importance des petits faits qui éclairent une existence. Jamais de médisance gratuite cependant dans ses propos, toujours une petite pointe d'ironie et une distance qui ne jugeait pas ou à peine. C'était un régal que de l'entendre ressusciter déjà celui qui venait de tirer sa révérence. Avec elle, le paradis ou parfois l'enfer, se gagnait presque avant de quitter cette vallée de larmes.
Combien il y eut d' éclats de rire pour honorer quelques tours pendables du macchabée tout juste refroidi, de la vieille depuis trop longtemps décrépite, de celui à qui on aurait donné le bon dieu sans confession et qui cachait si bien son jeu ! Si elle ne savait pas tout, elle pratiquait si bien l'art de l'ellipse ou du sous-entendu, qu'elle n'avait pas besoin de dire pour faire comprendre.
Parfois, le ton était plus grave. La mort avait choisi un trop jeune, une victime qui ne méritait pas de partir si tôt. La compassion était réelle, l'émotion sensible. Elle n'avait pas épuisé son capital de peine même si elle avait déjà répété à maintes reprises son joli panégyrique. Il se peut que la halte fût plus longue chez nous, je l'ai toujours pensé en constatant que, bien vite, le cercle des auditeurs s'agrandissait autour de Dédé la coquille.
Le poste de radio se coupait ; Ménie Grégoire avait trouvé une rude concurrente. Si l'une rassurait les vivants, l'autre offrait un dernier tour de piste à ceux qui venaient de passer l'arme à gauche. Bien des fois, je me suis surpris à écouter les grands évènements concernant des personnes que je n'avais jamais croisées. Qu'importe, la force du récit emportait l'ignorance qui était mienne à leur sujet.
Un jour, ce fut moins drôle : Dédé distribua le papier qui concernait mon père. Je ne l'ai pas vue rentrer dans la boutique à cette occasion. Pourtant j'en suis encore à regretter de ne pas avoir entendu son oraison à propos de mon père, parti bien trop tôt. J'aurais aimé découvrir, au travers de cette passeuse magnifique, d'autres aspects de sa personnalité ; je ne doute pas une seule seconde qu'elle eût beaucoup de bonnes choses à dire à son sujet. C'est du moins ce que j'ose croire.
Funèbrement sien.