Le bruit du silence
par olivier cabanel
mardi 23 avril 2013
Ce sont d’originales découvertes auxquelles nous invite le docteur Bernie Krause, ce musicien et ingénieur du son, qui aura passé sa vie à enregistrer les sons, parfois imperceptibles, de tout ce qui nous entoure, faisant vivre la symphonie mystérieuse d’un Monde invisible.
Alors que le 14 mars dernier, on fêtait la 16ème journée nationale de l’audition, il n’est pas inutile de se pencher sur la vie de ce chercheur, et artiste relativement méconnu, Bernie Krause, puisque ce musicien a été l’un des pionniers du synthétiseur, cet instrument qui a conquis aujourd’hui les scènes du monde entier.
Etudiant d’abord le violon et la composition dès l’âge de 5 ans, il optera pour la guitare, accompagnant Pete Seeger et les Weavers, avant de faire équipe avec Paul Beaver, qu’il rencontrera grâce à Jack Holzman, fondateur d’Electra Records, lequel cherchait à l’époque à mettre du synthétiseur dans ses productions. lien
Dès 1964 sont apparus les premiers synthétiseurs analogiques et on les doit à Bob Moog, Paolo Ketoff, et Donald Buchla.
Les pionniers de la musique contemporaine, comme John Cage, Edgard Varèse, Iannis Xenakis et beaucoup d’autres s’emparèrent très vite de cet instrument et mirent des sons synthétiques dans leurs œuvres. lien
Pauline Oliveros proposera en 1966 son « a little noise in the system », puis dès 1967, Bernie Krause et Paul Beaver, produisaient leur premier album, « in a Wild sanctuary », album mêlant des chants ethniques, des bruits de la nature et des sons synthétiques. lien lien
A l’époque, Krause, micro à la main, avait capté des sons environnementaux dans les rues de San Francisco et des environs, qu’il allait intégrer à leurs compositions.
Des singes du zoo, aux lions de mer, en passant par le grondement des bus de la ville, ou le cri des mouettes, Krause n’hésitait pas à faire de ces musiques de la vie, une partie de la sienne. lien
Il a donc été avec son complice Beaver l’un des pionniers de la musique synthétique et dans leur premier album ils faisaient acte de pédagogie expliquant les possibilités qui étaient offertes avec cette technologie. lien
Il sera aussi au clavier des grandes orgues de la cathédrale de San Francisco, accompagnant le fameux Gerry Mulligan lors d’une de ses compositions (By your Grace et Short film for David). lien
C’est peut-être lors du célèbre festival de Monterey de 1967 que tout à commencé : Krause et Beaver y avaient été invités afin de présenter leur « Moog » et les artistes venus du monde entier pour s’y produire ayant découvert, grâce à eux, l’un des premiers synthétiseurs, ne tardèrent pas à les intégrer dans leurs compositions.
Ils étaient tous là, de Ravi Shankar, à Simon et Garefunkel, en passant par les Byrds, Jimi Hendrix, Otis Redding, Eric Burdon et ses Animals, Jefferson Airplane, les Who et tant d’autres, et ils vont pratiquement tous mettre des synthés dans leurs musique, grâce en grande partie à Krause et Beaver. lien
Pour de nombreux musicologues, Beaver et Krause sont donc à l’origine de l’apparition des synthés dans bon nombre de groupe de rock ou de jazz.
En effet, des Byrds, aux Rolling stone, en passant par Simon et Garefunkel, Sun Ra et son Arkestra, Herbie Hancock, Frank Zappa…ils ont tous mis par la suite de la musique synthétique dans leurs production.
Après avoir produit 5 albums (lien) avec Beaver, Krause va ensuite étudier avec Stockhausen, mais il jouera aussi avec « the Doors », « the Monkees », et c’est à partir des années 70, après avoir obtenu son doctorat à l’âge de 40 ans qu’il va donner une nouvelle direction à son travail en se lançant dans ce qu’il a appelé « le paysage sonore », se mettant à enregistrer « les habitats vierges », et les chants de 15 000 espèces animales. lien
Grace aux 4500 heures d’enregistrements qu’il a réalisé, il vient de publier en février 2013 Le grand orchestre animal (édition Flammarion) livre dans lequel on découvre que les anémones bruissent, que les épis de maïs couinent, jusqu’aux virus qui émettent un son quasi imperceptible. lien
Pas moins d’un million et demi de cd de ces « sculptures sonores » ont déjà été vendus. lien
Krause classe les sons en 3 catégories : ceux des organismes vivants, hululement, piaillement, bourdonnements, trilles…(biophonie), ceux des éléments naturels, du chuchotement de la brise, au bruit de la glace en train de fondre, en passant par celui des gouttes de pluie, du grondement des torrents, et autres cascades, (lien) du feu (lien) ou celui des éruptions volcaniques (géophonie), et enfin l’anthropophonie, celui produit par l’activité humaine : du vol des avions, aux bruits de froissements de tissus…
Des vibrations des rameaux sous l’effets des flocons de neige, aux grondements qui précèdent les séismes, en passant par le chant d’une foret qui se réveille, Bernie ne s’interdit rien. lien
Son tour du monde lui fera partager la vie avec des Jivaros, lesquels chassaient en se laissant guider à l’oreille grâce aux bruissements subtils des sons de la forêt, s’aidant avec précision des variations des chants d’insectes, de grenouilles... lien
Grâce à lui, on sait maintenant que l’animal qui émet le bruit le plus puissant du monde est une grenouille arboricole du pacifique, que le chant de la baleine à bosse est si grave qu’il fait le tour de la terre en quelques minutes et qu’une vague d’eau douce n’émet pas le même roulis qu’une vague d’eau salée.
Bernie Krause va encore plus loin.
Nous sommes tous capables de reconnaitre le hurlement du loup, ou le barrissement d’un éléphant, mais qui peut, comme Krause, diagnostiquer la santé d’un récif corallien, seulement grâce au son qu’il produit ? Qui peut trouver une différence entre le son que produisent les vagues sur une plage britannique, ou sur celles des plages de Virginie ?
Bernie Krause se targue d’arriver à diagnostiquer la santé du milieu choisi en écoutant 10 secondes des sons enregistrés, et il s’étonne que les scientifiques n’utilisent pas cette piste « facile à réaliser et pas chère. Je ne comprends pas pourquoi ils s’en privent ? » ajoute-t-il. lien
Il constate aussi que les bruits que nous générons représentent une véritable souffrance pour les animaux, et pense qu’il pourrait affaiblir le système immunitaire des mammifères et des poissons, réduisant ainsi leur résistance à la maladie. lien
L’homme n’échappe pas à cette pollution, et selon une étude américaine, le niveau des décibels a augmenté dans les villes de 12% entre 1996 et 2005, provocant le désarroi des populations qui, pour 40% d’entre elles, estiment que la situation est devenue si difficile qu’elles envisagent de trouver un lieu de vie plus calme, alors que le tiers des américains se plaignent du bruit. lien
Aujourd’hui le bruit et son cortège de souffrance s’est invité dans nos vies, et des TGV émettant jusqu’à 130 dB, (alors que seul de la douleur est de 120 dB et que le danger commence à 85 dB) (lien), aux voitures, et autres poids lourds, en passant par les marteau-piqueurs, les tronçonneuses, tondeuses, et leur symphonie agressive, ils sont rares ceux qui parviennent à y échapper.
Les risques de surdité, et l’apparition d’acouphènes, la perturbation du sommeil, le manque de concentration, l’augmentation de la tension artérielle et des risques cardiaques, l’état dépressif… la liste est longue des dommages que nous fait subir le bruit, comme l’explique Marie-Pierre Caouette, présidant l’ordre des orthophonistes et audiologistes de la santé publique au Québec. lien
Aujourd’hui, un adolescent sur 5 souffre de problèmes d’ouïe ; l'augmentation est importante : 44% des adultes entre 25 et 54 ans, et 250% chez les 25-29 ans ont consulté durant ces 10 dernières années à cause de trop de bruit au Québec, et il en va surement de même ailleurs.
En 2010, 7 millions de français sont touchés par des troubles auditifs (lien), et de plus en plus de jeunes souffrent de trouble de l’audition.
Ecoutée à plus de 85 dB, la musique, qu’elle soit entendue en concert, en boite de nuit, ou par baladeurs, devient dangereuse, et 99% des jeunes en sont parfaitement conscients. lien
On admet aujourd’hui que le niveau de bruit constaté lors d’un concert, ou dans une discothèque atteint régulièrement les 110 dB, et qu’un baladeur atteint les 100 dB lorsqu’il est réglé à pleine puissance. lien
Pourtant, aujourd’hui, pour se relaxer, voire s’endormir, on peut acquérir des enregistrements pris en pleine nature, comme celui des vagues sur une plage lors d’un orage. lien
Mais n’y a-t-il pas une différence notable entre les bruits que nous impose aujourd’hui notre civilisation et ceux qui nous sont prodigués par la nature, chère à Krause ?
Il n’est pas impossible que tout ça ne soit qu’une affaire de fréquence (lien) qui expliquerait que les bruits qui sont « naturels » soient moins nuisibles pour nos oreilles que ceux que nous produisons. lien
Comme dit mon vieil ami africain : « le grillon tient dans le creux de la main, mais on l’entend dans toute la prairie ».
L’image illustrant l’article provient de « lazzuli-carnetdevie.blogspot.fr »
Merci aux internautes de leur aide précieuse
Olivier Cabanel
La conférence de Bernie Krause est sur ce lien
Sur ce lien, les cd, ou les livres de Bernie Krause.