Le Capitaine et le pédant

par C’est Nabum
mardi 20 mai 2014

Fable dominicale

Il aura eu le dernier mot.

Il était un brave marinier en son pays. Homme simple et bien peu bavard, il avait pour seul revenu un modeste bateau pour transporter les gens qui voulaient aller de manière plus commode, d'un endroit à l'autre, le long de la rivière. Ce n'était pas un coche d'eau, son embarcation était trop petite pour prendre beaucoup de passagers, non plus qu'un un taxi ; le mot était alors inconnu dans nos régions. C'était une grande barque qu'il avait aménagée pour le confort de qui voulait voyager à l'écart des importuns.

Ce brave homme se contentait de peu, même son métier lui laissait bien assez pour vivre. Ce qu'il recherchait surtout c'était l'occasion de parcourir la Loire au gré des envies de quelques voyageurs prestigieux, des gens pressés et peu regardants sur le prix. Il naviguait en toute saison quand les autres restaient à quai, faute d'eau ou de conditions propices. C'est ce qui avait fait son renom.

Il avait transporté ainsi, de la manière la plus discrète possible, quelques émissaires secrets, deux ou deux trois dames fort élégantes, favorites d'un Prince ou peut-être d'un roi, des percepteurs de la gabelle, désireux de voyager incognito et des bandits qui voulaient échapper à leurs poursuivants.

De cette discrétion chacun se louait ; les passagers pour l'habileté de l'homme à savoir passer inaperçu et le capitaine pour les belles bourses qu'il recevait en échange. Il naviguait tel une ombre, longeait la rive, traversait les villes la nuit. Il avait acquis une grande maîtrise dans l'art de se fondre dans le paysage

De notre curieux capitaine, nous ne saurons rien. Muet comme une carpe, jamais il ne racontait à quiconque la nature des activités qui le tenaient si longtemps éloigné de sa maison. Sans amis, il passait aux yeux de tous pour un rustre et un taiseux. C'était là la meilleure manière de ne pas attirer la curiosité des curieux ; il s'en portait le mieux du monde.

Il aurait pourtant pu raconter bien des choses. Il avait de longs moments en tête-à-tête sur sa grande plate avec des personnages riches en anecdotes et jamais avares de confidences. La Loire pousse à la contemplation et favorise bien des conversations intimes que l'on ne tiendrait pas en un lieu ordinaire. Même les plus endurcis se laissent prendre à son charme et à la magnificence de ses paysages.

Si je vous dévoile l'existence de ce curieux passeur au long cours clandestin, c'est que j'ai eu vent de son histoire dans des circonstances que je ne peux vous dévoiler. Acceptez de ne pas en savoir plus ou bien passez votre chemin ! La Loire doit garder ses mystères et l'histoire se suffit à elle-même : nul besoin d'en donner les sources.

Le capitaine reçut un jour un client qui, de prime abord, ne différait pas des autres. L'homme, soucieux de ne pas se montrer, donna un rendez-vous dans un lieu à l'abri des regards et ne dit rien de sa véritable identité. Il voulait, dans le plus grand secret, faire un long trajet pour quitter une terre sous le contrôle du Roy de France et s'en aller à la rencontre d'un représentant du Duc de Bourgogne.

Rien n'est pire que d'avoir affaire à des fourbes et des traîtres. Ils sont souvent ainsi dans leurs relations quotidiennes. Ces gens sont de peu de fiance, toujours prompts à tromper le premier venu et la terre entière. Celui-ci était en son domaine une pointure, un modèle absolu, le paradigme de la félonie. Il la portait sur lui et son teint gris, ses traits émaciés ne faisaient qu'ajouter au sentiment de malaise qui émanait de toute sa personne …

Le capitaine pourtant, en bon professionnel du secret, accepta sans se formaliser outre mesure la mission qui lui était confiée. Elle exigerait de lui beaucoup d'efforts car il s'agissait de remonter la rivière sur plus de cent lieues. Il aurait à passer quelques jours avec ce personnage si rebutant mais la bourse promise méritait bien quelques désagréments.

C'est quand ils furent seuls sur l'eau que le Capitaine comprit que ses pressentiments étaient bien en-deçà de la réalité. L'homme était de surcroît pédant et d'une prétention folle. Les rares fois où il rompait le silence pour passer le temps en daignant s'adresser au marinier, il usait d'une langue confuse, d'un discours méprisant et n'écoutait jamais les réponses de son interlocuteur.

Le voyageur avait un avis sur tout, en faisait part en de longues explications savantes et hermétiques. Il raisonnait, ratiocinait, pérorait, jabotait. C'était alors un moulin à paroles incompréhensibles pour le commun des mortels et ce brave marinier avait déjà beaucoup à faire pour remonter un courant puissant à la force des bras.

Le capitaine comprit bien vite qu'il était inutile de perdre son temps à lui répondre et en prit son parti. Ce douteux passager, le pire des pédants, savait tout et n'avait que faire de l'avis d'un homme qu'il jugeait si médiocre. Jamais voyage ne parut aussi long et pénible pour le pauvre passeur . Mais qu'importe, la bourse promise valait bien de supporter ce malotru.

Soudain, le vent se leva, le ciel se chargea de nuages noirs et menaçants. Les animaux, les oiseaux surtout, manifestaient leur inquiétude ; pour qui savait les comprendre, et c'était le cas de notre passeur, les signes de l'orage étaient patents. La Loire se couvrait de vagues, la barque filait, poussée dans le dos, par un vent qui lui permettait de défier le courant.

Le Capitaine essaya d'interrompre un long monologue tenu par ce maudit voyageur pour tenter de lui faire entendre raison. Il fallait absolument se mettre à l'abri sur la berge, le temps qu'éclate cet orage qui menaçait ; mais ses efforts furent vains . L'autre haussa les épaules et continua son discours logorrhéique sans se soucier de ce trublion qui avait l'outrance de vouloir lui couper la parole.

L'homme de la rivière eut alors une mauvaise pensée. C'est de celle-ci qu'il se repentirait toute sa vie et qui lui ferait dévoiler, un jour, le récit de cet épisode noir de son existence. Mais pour le reste, il n'eut jamais rien à se reprocher, si ce n'était d'avoir pris la peine de récupérer la grosse bourse qui lui avait été promise et qui lui était due après tout !

La barque devient incontrôlable, le vent forcit encore plus. Les deux hommes étaient pris au cœur d'un orage violent. Le ciel était zébré de nombreux éclairs et le bruit infernal de la rivière avait enfin coupé la parole à notre bavard impénitent. Le capitaine l'observait du coin de l'œil ; il avait bien assez à faire pour se maintenir tant bien que mal à flot.

Notre pédant avait perdu sa morgue ; ce fut un homme livide, en proie à une indicible terreur, qui soudain implora le capitaine d'aller jusqu'à la terre. Le marin haussa les épaules et ne répondit pas : il n'avait jamais été écouté jusque-là, il n'y avait pas de raison que ça change, d'ailleurs il n'était plus temps L'autre alors se mit en rage, hurla des insanités que je m'interdis de répéter ici. Il se leva et voulut, dans un geste de défi , donner un coup au brave passeur.

Mais , frappé par la foudre, le méchant homme perdit l'équilibre et chut dans la rivière. Dans un dernier sursaut de vie, il réussit à crier « Au secours, je me noie ! ». Le capitaine, occupé à la manœuvre de sa propre survie, le regarda sombrer, sans même une parole. Le sinistre, le répugnant personnage, bouffi d'orgueil avait toujours voulu avoir le dernier mot : il était servi pour l'éternité.

C'est ainsi que me fut rapportée cette histoire. Je vous en laisse juge. Nul n'en sut alors jamais rien à l'époque et je pense qu'il ne se serait trouvé personne sur la Loire pour remettre en cause la conduite de ce brave marinier. Il n'est pire défaut que de ne jamais écouter ses semblables. Que la foudre foudroie dans l'instant celui ou celle qui n'aura pas pris la peine de m'accorder un peu d'écoute.

Orageusement vôtre.

 


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