Le dernier voyage de Tout-d’Travers - Fin -
par C’est Nabum
lundi 5 mai 2025
En guise de rédemption
L'ultime étape exigeait de trouver un moyen de locomotion. L'état du vieux ne permettait pas d'envisager qu'ils effectuent à pied ce long périple en remontant une rivière qui petit à petit se ferait plus virulente, incisive et torrentueuse. Le relief ajouterait à la difficulté de ce qui cette fois, relèverait véritablement d'un chemin de croix. C'est d'ailleurs en pensant à la crèche que Victor songea à acheter deux ânes l'un portant le vieux et l'autre le bât. Lui se contenterait de mener les brides en marchant non loin de ce pauvre bougre au couchant de sa vie.
Si toute son existence, Tout-d'Travers avait fait l'âne plus souvent qu'à son tour, il n'en demeurera pas moins qu'entre le vieux loup des rivières et des tavernes et l'équidé, les relations ne se montrèrent jamais idylliques. Le premier ayant une sainte horreur du second tandis que l'animal ne goûtait guère ce cavalier si peu soucieux de lui. Le marinier n'avait pas la caresse facile comme son parcours hélas, l'avait largement démontré.
Victor dut souvent intervenir dans un conflit larvé qui ne s'exprimait sans doute que dans la volonté farouche de la monture de faire payer à son fardeau toutes ses inconduites passées. L'âne avait donc une rude tâche pour rendre le trajet impossible à celui qui méritait pareil traitement. Ruades, refus d'avancer, coup de queues et de tête, braiments intempestifs égaillèrent ce long périple vers les sources de la Loire.
Cette fois, n'ayant plus rien à confesser, le vieillard se fit conteur, une sorte de chroniqueur fantastique d'une époque n'ayant jamais existé. Il inventa une rivière légendaire, lui attribua des pouvoirs merveilleux, la peupla d'êtres fabuleux, plia honteusement l'histoire et les personnages historiques à son imagination débordante. Victor ne fut pas dupe longtemps, il y avait dans sa manière de créer son univers, la volonté de réparer tout le mal qu'il avait semé sur les rives de la dame Liger.
Il fit ainsi un voyage des plus instructifs, se nourrissant de cette épopée mirifique aux variations infinies pour en conserver la substantifique moelle une fois sa mission achevée. Car c'est ainsi qu'il percevait désormais ce qu'il avait entrepris bien hâtivement. Une mission ou plus exactement une rédemption par procuration. Quant au vieux, il était désormais manifestement ailleurs, en route vers une destination qui ne se souciait plus guère du passé.
La fiction était devenue son royaume, pour oublier l'affliction, pour effacer les frictions d'une vie de désordre et de mauvaises actions. Il eut parlé de pêchés s'il avait cru en un être suprême, une instance supérieure qu'il se contentait de convoquer dans ses récits pour pénétrer au plus secret de la création. Il s'inventait un jugement dernier afin de porter une croix qu'en réalité n'avait jamais constitué son fardeau.
Plus leur route se faisait sinueuse, plus le relief ralentissait leur route, plus la rivière courait vite dans des gorges profondes. Elle s'amenuisait au fil de leur progression. Victor qui n'avait connu que la Loire d'en-bas jusqu'alors ne reconnaissait pas en ce torrent impétueux cette langoureuse étendue d'eau sur laquelle circulaient les bateaux.
Les histoires de Tout-d'Travers devenaient plus sombres, plus mystérieuses, plus exotériques si ces deux-là avaient connu ce terme. Toute la symbolique de la nature prenait des allures d'évidence. Le vieux lui ouvrait les yeux en se décillant les siens sans doute. Chacun sortirait plus sage de ce périple initiatique qui pour son initiateur conduisait au néant. Qu'en ferait Victor ?
Plus il avançait plus le jeune homme se demandait quel était cet héritage que lui donnait en partage un bonhomme qui n'avait été qu'un accident dans son parcours. Un accident certes initial et indispensable mais un accident tout de même qui ne lui avait, jusqu'alors rien transmis. Mais est-ce désormais encore le cas ?
La route s'achevait, le vieux volcan se dressait, érodé et pelé. À ses flancs, des sources se disputaient la paternité d'une rivière qui se prenait pour un fleuve. Le vieux était à bout de tout, de souffle comme de récits, de désir de lutter comme d'envie de transmettre. Il était las de vivre et pressé d'en finir pour rejoindre ce néant qu'il pressentait comme inéluctable. Il mobilisa ses dernières forces pour transmettre un ultime message…
« C'est à toi gamin de prendre le relais. Non pas par les exactions et les vilenies que j'ai semées toute ma vie, mais par cet héritage de mots dont tu prendras la charge pour effacer bien des maux. Il t'appartient de ne jamais te détourner de ta route à l'exact opposé de celui qui t'a donné la vie de bien vilaine manière. Fais désormais ce que tu dois et quand tu auras enfin achevé, mets-moi en terre auprès de ces sources de vie et de légendes. ! »
Le vieux rendit son âme au diable sur cette dernière phrase. Victor fit ce qui lui avait été demandé et s'en retourna sur ses pas en faisant ce que l'autre lui avait transmis en héritage. C'est ainsi que naissent parfois des vocations là où coule une rivière qui transporte autant d'eau que de récits, autant de sable que de chagrins, autant de marchandises que de croyances. De la bouche de Victor désormais coulaient des flots de mots, venus d'un géniteur qui n'avait jusqu'alors engendré rien de bon. Parfois tout espoir n'est pas interdit pour qui sait écouter le bruit des âmes qui se libèrent de leurs fardeaux.