Le mauvais tour de Babel

par olivier cabanel
jeudi 8 novembre 2012

Chacun connait la légende de la « Tour de Babel », où Dieu, pour punir les humains de leur volonté de puissance, aurait provoqué la multiplication des langues, afin de paralyser leurs ambitions.

C’est du moins ce qu’on peut lire dans la Bible : « Dieu descendit pour voir la ville et la tour que bâtissaient les fils des hommes, et il dit : « voici qu’eux tous forment un seul peuple et ont un seul langage. S’ils commencent à faire cela, rien désormais ne leur sera impossible de tout ce qu’ils décideront de faire. Allons ! Descendons et ici même confondons leur langage, en sorte qu’ils ne comprennent plus le langage les uns des autres ».

Mais tout le monde ne considèrent pas aujourd’hui que la multiplication des langues soit une punition, même si de nombreux utopistes ont tenté de faire naitre une langue parlée par tous.

On a recensé depuis le Moyen-âge plus de 1000 tentatives de création de langue universelle : de la Lingua ignota constituée grâce à un alphabet de 23 lettres, à la langue Klingon, inventée par Marc Okrand, pour la série « Star Trek », en passant par le Volapük, cher au jésuite Johann Martin Schleyer, les tentatives de mettre en place une unique langue se sont multipliées. lien

L’Espéranto est l’une d’entre elles.

Ludwik Lejzer Zamenhof sous le pseudo de Doktoro Esperanto, inventa cette langue en 1887, l’appelant Lingvo Internacia (langue internationale) mais le succès de son initiative reste aujourd’hui modeste puisqu’ils ne seraient que 20 000 personnes à la pratiquer aujourd’hui. lien

N’oublions pas la langue pratiquée par « les djeuns », mélange inventif de verlan et autres trouvailles : du cheutron, au crevard, en passant par le jarter, la tiep, et autres zyva, l’imagination est au rendez-vous. lien

Qui sera capable de traduire en clair cette phrase : « Le plus auche, pour une go doté de belles boules, c’est d’être kiffé, sans se faire pécho par un deux-de-tension » ?

Pourtant les découvertes de la science viennent battre en brèche la légende biblique : les experts en paléo linguistique ont en effet déterminé qu’il y avait 27 mots communs à la racine de toutes les langues terrestres écrites au début de notre siècle, ce qui renforce la théorie de nos origines africaines, et remet en question le texte de la biblique. lien

D’ailleurs une découverte récente va plus loin.

En effet, la confusion des langues ne toucherait pas seulement les humains, mais aussi, au moins, une espèce d’oiseau.

C’est dans l’émission du 29 octobre 2012 « la grande table  » de Caroline Broué, sur France Culture, que l’on apprenait, grâce à Tobie Nathan, l’un des animateurs de l’émission, que les choucas canadiens et nos choucas européens ne « parlaient pas la même langue » ou du moins qu’ils ne se comprenaient pas alors qu’Il s’agissait exactement de la même espèce d'animal. curseur à 15’50.

Au-delà de cette découverte qui met un peu plus à mal la légende de Babel (Pour quelles raisons Dieu aurait-il puni aussi les animaux ?) on peut soulever une autre question car est-il souhaitable que tous les êtres humains aient une même langue, une même culture ?

Aujourd’hui, de nombreux intellectuels s’inquiètent de la part importante que la langue anglaise prend un peu plus chaque jour.

Comme l’affirme le professeur Walter Vogel, de la faculté de théologie à l’Université Saint-Paul à Ottawa : «  la variété de langues et cultures des peuples donne une richesse à l’humanité (…) quelle pauvreté ce serait si toute l’humanité parlait la même langue et avait la même culture  ». lien

Le philologue et philosophe Heinz Wismann ne dit pas autre chose dans son ouvrage : « penser entre les langues  », paru chez Albin Michel, lequel s’inquiète aujourd’hui de la possibilité qu’une langue unique, l’anglais en l’occurrence, soit bientôt la langue universelle de toute l’humanité, provoquant par la même un appauvrissement de toutes les autres langues.

S’exprimant sur le piège identitaire, on peut l’entendre, interrogé pour Médiapart, par Antoine Perraud, préférant privilégier la reconnaissance à la tolérance, car pour autant, la défense identitaire ne doit pas justifier le refus de l’autre : «  chaque fois que nous sommes en face de ce qui peut nous mettre en question (…) il vaut mieux reconnaitre la pertinence de l’opposition ». vidéo

Dans un autre livre, « ces mots qui meurent  » de Nicholas Evans (édition la découverte) on découvrait l’incroyable diversité des langues dans le monde, puisque dans la seule Papouasie/Nouvelle Guinée, on parle aujourd’hui 847 langues, 655 langues en Indonésie, 309 aux Indes…et ces langues minoritaires sont en train de disparaitre.

Les Inuits possèderaient 30 mots pour parler de la neige, les hommes du désert autant pour évoquer le sable…

Il existe en Chine une langue parlée uniquement par les femmes, le Nushu, qui avait été interdite par Mao.

Or elle vient miraculeusement de refaire son apparition et les chinoises l’utilisent aujourd’hui pour se défendre de la discrimination qu’elles subissent. lien

Pour Evans, la langue des premiers groupes nomades s’est estompée avec la sédentarisation, puis les grands empires ont imposé un petit nombre de langues « véhiculaires », éliminant progressivement la concurrence et cette volonté perdure aujourd’hui.

Il y aurait encore aujourd’hui 6000 langues parlées dans le monde, et à la fin de ce siècle, les experts estiment que la moitié d’entre elles auront disparues, emmenant la disparition d’une richesse culturelle infinie, aussi dramatique, d’après l’auteur, que la disparition des espèces animales, ou botaniques.

C’est aussi ce que défendait le 22 février 2012 Irina Bokova, directrice générale de l’UNESCO, expliquant que la moitié des langues actuelles pourraient disparaitre d’ici la fin du siècle, et que 96% d’entre-elles sont parlées par seulement 4% de la population mondiale.

« Les langues sont qui nous sommes » martèle-t-elle…ajoutant « en les protégeant, nous nous protégeons  ».lien

On peut découvrir la localisation de toutes ces langues sur ce planisphère.

Anatole France n’écrivait-il pas : « autant de langues (…) autant de richesses culturelles, de diversité d’expression  ».

La langue unique n’est-elle pas l’outil parfait de la colonisation, de la domination ?

A l’instar des immigrés qui dans l’Ouest américain ont décimé les indiens et supprimé leur langue pour imposer l’anglais, les colons français, espagnols, anglais etc…n’ont-ils pas fait de même lorsqu’ils ont envahi le continent africain ?

Aujourd’hui, toutes les réunions de cadre chez Renault se font en Anglais, mais lorsqu’au parlement européen des députés français s’expriment en anglais, les députés espagnols quittent l’hémicycle pour marquer leur désapprobation.

D’ailleurs, même les plus de 500 traducteurs de cette docte assemblée préfèrent que les députés s’expriment dans la langue de leur pays, tout comme Michel Lesseigne qui s’exclame : « ils ont tous la possibilité de parler leur langue maternelle. Pourquoi s’y refusent-ils ? Ils pourraient s’exprimer beaucoup mieux ! ». lien

L’humour s’invitant dans le débat, Diego Marani, traducteur à Union Européenne a eu une idée cocasse, en se disant : nous avons, en Europe, une monnaie unique, alors pourquoi pas une langue unique ?

Il a lancé, sur le mode satirique, l’Europanto, qui comme son nom l’indique, permettrait à tous les européens de parler la même langue.

Mélangeant anglais, allemand, néerlandais, espagnol, français et même latin, il a proposé une sorte de bouillie linguistique dans laquelle chacun reconnaitra les siens. lien

En tout cas, le délire créatif de l’auteur permet de proposer des textes savoureux que l’on peut découvrir sur ce lien

Une version de « La Marseillaise » en europanto mérite le détour :

« Vamos enfos del europanto, Sir zal englanto speakare not, De zommer cursos la tyrannie, Wir say ten last que basta ya, Ascolte tu lelong des stradas, Die cacofonico charabia, Des englantofonos barbaros, Ya pollutante tambien la TV, Die linguas citoyens !, Wir sal todas mixar, Europantons, europantons, Eine impura lingua confonde l’anglofon ! »

Au-delà de cette posture pleine d’humour, le brassage actuel de toutes les races, permis par la facilité des déplacements, pourrait théoriquement faire naitre dans quelques siècles une race unique, bouclant la boucle puisque les chercheurs nous affirment que nous sommes tous issus d’une race unique, avec 7 groupes biologiques différents. lien

Serons-nous de nouveau un jour tous de la même couleur, à parler la même langue, avec les mêmes traditions ?

La légende de la confusion des langues lors de la Tour de Babel aurait donc été plutôt positive, puisqu’elle aurait permis l’apparition de cultures riches par leurs diversités.

Quelle langue parlerons-nous demain ?

Une langue limitée à quelques mots, accompagnés de quelques gestes ? Ou garderons-nous cette diversité qui donne à nos civilisations toute leur richesse ?

L’avenir nous le dira, car comme répète régulièrement mon vieil ami africain : « quand on ne sait pas d’où on vient, on ne sait pas où on va ».

L’image illustrant l’article provient de « mbokamosika.com »

Merci aux internautes de leur aide précieuse.

Olivier Cabanel

A découvrir un site qui défend la diversité des langues sur ce lien


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