Le radio réveil
par C’est Nabum
jeudi 11 octobre 2018
Du compte heure
Il fut une époque lointaine où j’avais sur ma table de chevet un gros réveil muni de deux clochettes tonitruantes pour être certain de me réveiller. C’était un temps dont nos enfants ignorent tout. Combien seront-ils encore à savoir lire l’heure sur un cadran ? On peut se le demander tant l’apprentissage de ce savoir-faire devient de plus en plus délicat dans les écoles d’autant que l’affichage numérique a gagné la partie.
C’est d’ailleurs par le truchement du radio-réveil que ces lettres lumineuses sont venues s'immiscer dans notre quotidien. Inventé dans les années 1940, cet objet a tardé à s’imposer dans nos maisons avant que de se faire progressivement, l'incontournable compagnon de notre sommeil. Il éclaire de sa présence indiscrète nos nuits et nos insomnies, impose son décompte des minutes interminables à passer à chercher vainement le sommeil.
Curieusement il a insinué de bien étranges pensées dans mon cerveau que d’aucuns estiment à juste titre quelque peu dérangé. C’est ainsi que bien vite, je me suis mis à espérer un signe de cet instrument, un clin d’œil un peu coquin pour me laisser espérer un peu d’amour. En me couchant à « 22 : 22 » je n’avais de cesse de croire que l’instrument me poussait à me lancer dans une sarabande des corps avec celle qui partage ma couche sans que jamais je lui avoue ce que je prenais pour un message subliminal.
C’est lors de la rédaction conjointe d’un roman avec ma collègue d’écriture, au hasard d’un chapitre un peu coquin, qu’elle sortit de son chapeau la même évocation chronologique. Ainsi je n’étais pas seul à guetter chaque soir un petit signe du destin pour compter fleurette. Il est des idées tordues qui sont plus supportables quand on les partage (les idées seulement, rassurez-vous). Je n’étais pas le seul aliéné par le radio-réveil.
Les êtres raisonnables me demanderont pourquoi « 22 : 22 ». J’avoue que la question est quelque peu intime, me forçant alors à avouer une préférence pour une position plutôt qu’une autre. Je ne veux pas entrer dans l’aveu indélicat. Sachez cependant qu’en mécréant indécrottable, je me refuse à jouer les missionnaires. Je ne vous en dirai pas plus. L’heure n’est pas venue de tout vous dévoiler !
C’est ainsi que fort de cette perversion, je me suis mis à regarder le cadran d’une autre manière. J’attendais des heures qui me fournissent des pistes de pratiques scabreuses, extrapolations purement virtuelles, rassurez-vous ! « 12 : 34 » eut alors été l’heure idéale pour une partie carrée, pardonnez-moi cette pensée, si elle n’était pas aussi mal commode dans la vie quotidienne. « 02 : 32 » devenant le phantasme d’une aventure à trois.
J’en étais là de ces étranges supputations quand des petits soucis d’homme vieillissant me firent découvrir l’obligation de me lever la nuit. Une fois encore l’affichage numérique vint troubler ce qui n’aurait dû être qu’un banal désagrément transitoire. Les heures nocturnes à 3 chiffres me poussèrent curieusement sur le chemin du calcul, ne cherchez surtout pas à en comprendre la justification.
Je me mis à décomposer le nombre qui était affiché. « 03 :24 » en multiples de 2 et de 3. Mentalement je divisais et dans la minute arrivais au résultat : 2x2x3x3x3x3. Souvent pourtant le décompte était bien plus complexe et me mettait en difficulté. « 03 : 30 » donnant 2x3x5x11 de quoi se mettre le cerveau en ébullition. Dans les deux sens, je ne pouvais me lever car j’attendais pour cela que l’écran affiche un nombre premier ou bien ceux que je me mis à qualifier de seconds.
Je pouvais donc me lever à « 01 : 27 » par exemple ou bien encore à « 02 : 51 ». Plus j’avançais vers le petit matin moins les possibles étaient nombreux. C’est alors que dans mon esprit malade surgirent les nombres seconds, me donnant eux aussi le feu vert pour me vider ma vessie. Ceux là étaient le facteur de deux premiers : « 01 : 41 » pour 11x13, « 03 : 21 » pour 3x107. Vous vous amuserez à votre tour à établir la liste des heures qui s’offrent à moi pour me lever durant la nuit.
Vous savez donc quelles sont mes cogitations nocturnes à moins que soudain, en plein calcul, l’idée d’un texte, d’une chanson ou bien d’un conte ne vienne briser cette mécanique implacable. Il me faut alors oublier séance tenante, l’envie pressante pour construire mentalement un scénario quand il s’agit d’un conte tandis que la chanson provoque l’obligation de me lever. Des nuits infernales en somme pour un pauvre bougre qui n’est au final qu’un insupportable compte heure.
J’espère que vous fermerez les yeux sur cette coupable confidence. Le plus simple étant naturellement que je me couche à « 22 : 22 » pour passer une nuit sereine à la condition naturellement de n’être pas seul à cet instant décisif. Que cela reste entre nous, je compte sur vous !
Confidentiellement vôtre.