Mémoire d’une Dame Pipi

par C’est Nabum
vendredi 25 mars 2016

Notre société au fond des yeux …

J'ai passé bien plus de temps dans mon cagibi sanitaire qu'à l'air libre. C'est de cet espace souterrain que j'ai pu observer le monde des personnes ordinaires, des gens pressés et souvent en état de détresse intime. Aller aux toilettes devient de plus en plus difficile dans nos sociétés dites évoluées. Les édicules publics ont, depuis belle lurette, disparu de l'espace public pour le plus grand désespoir des habitants de Clochemerle !

 J'ai connu les vespasiennes, ces endroits fort élégants avec cette tôle verte qui se parait de quelques arabesques artistiques. Les hommes d'un côté, avait leur urinoir collectif : cet espace de comparaison et de soulagement sur une ardoise odorante. Les femmes vivaient l'enfer dans un cloaque sans nom que je ne parvenais pas à nettoyer convenablement.

 Puis, nous avons dû laisser la place aux entreprises de publicité. Un seul espace de soulagement pour une place immense. Tout était automatique dans ces monstres qui dévorèrent quelques clients malchanceux. Je dus me résoudre à m'enfermer sous terre dans une gare, un centre commercial ou bien un espace culturel.

 Les architectes n'ont jamais pris leurs vessies pour des lanternes. Les toilettes sont reléguées dans les coins sombres, à l'écart des mouvements de la foule. Avoir envie relève de l'aventure dans les lieux publics, l'homme porte ses problèmes de prostate comme une croix et la femme n'a qu'à bien se tenir. Quant à trouver le royaume des carrés de faïence blancs, la chose est souvent si ardue qu'il convient souvent de renoncer à la petite ou à la grosse commission.

 Pourtant je suis là, derrière ma petite table pliante et les deux coupelles qui attendent vos oboles. Le client est bien plus avare en piécettes qu'en indélicatesse. Au royaume des gros cochons le porc n'est jamais roi. Ce qu'il peut y avoir de gros dégueulasses dans cet espace clos ! C'est un mystère, une énigme qui ne cesse de m'interroger malgré mes années de pratique.

 Comment font-ils chez eux. La lunette n'est-elle pas assez grande ? Le papier refuse-t-il de terminer sa course dans la cuvette ? La cible bouge-t-elle du côté des hommes ? Le sol se dérobe-t-il sous les pieds de tous ces gens indélicats ? Je suis sans cesse à nettoyer des immondices indignes, des reliefs incertains, des bavures honteuses … La perversion n'est jamais très éloignée !

 Je vous passerai les rencontres, les propositions salaces, les propos grivois, les gestes déplacés. Il semble que les envies soient plus variées que ne le laisse supposer la destination première de ces espaces clos et sanitaires. L'imagination en ce domaine est sans limite et j'ai beau passer l'éponge, j'en ai souvent gros sur la patate.

 Quant aux odeurs, je vous exonère des mille et une nuances dont sont capables mes virtuoses de l'olfactif. Il y a dans ce domaine , tant de sortes, tant de variétés que j'en reste toujours sur le cul. Comment font-ils pour inventer ainsi de tels parfums que rien ne permet d'éliminer. J'aimerais connaître les régimes alimentaires de ces bombes ambulantes.

 Je me contente d'aérer et, dans mon trou à rat, ce n'est pas aisé. Quant à utiliser les produits qu'on nous vend comme venant des Landes ou bien du fond des bois, j'ai ma dignité et je me refuse à m'asperger de ces senteurs artificielles. La couche d'ozone a eu sa part, mes narines le reste de la punition. Je préfère l'encens …

 Le bruit est à la hauteur de l'odeur. Il se trouve même des artistes capables de s'exprimer dans ces deux spécialités. Je leur tire mon chapeau : ils ont bien des talents, y compris celui de resquiller au moment de verser leur obole. Certains cherchent à couvrir leurs modulations intimes de quintes de toux à vous déchirer les oreilles, d'autres sifflent, quelques-uns chantent à tue-tête et nombreux sont ceux qui tirent la chasse d'eau pour couvrir leurs harmoniques.

 Elle est énorme la quantité d'eau buvable qui file ainsi dans les tuyauteries de mon petit domaine. J'en suis indignée. Quand je pense aux pays dépourvus de ce bien si précieux que nous gaspillons sans le moindre remords ! Il a beau y avoir désormais des boutons proposant le choix de la quantité, c'est toujours à grandes eaux, que le locataire signe la fin de sa visite.

 J'aurais tant à vous raconter. Les messages inscrits sur les murs, les rencontres furtives, les petits commerces prohibés, les amours qui ne peuvent attendre. Il y a encore les vomissures et les injures, les coups et les détresses, les malaises et les folies. Tous les sentiments, toutes les perversions semblent s'amplifier dans mon petit monde clos. J'observe et je me tais : je ferme les yeux sur cette lie de la société qui vient échouer dans mon refuge.

 On prétend souvent que ma vision est partielle, que je ne dispose pas d'un bon poste d'observation pour juger de mes contemporains. Il est vrai qu'une seule lunette fausse singulièrement le point de vue. Mais c'est souvent en fermant un œil que l'on vise au plus juste nos petits travers …

 Je vous laisse vaquer à vos occupations. Vous avez sans doute mieux à faire et j'ai encore quelques coups de serpillière à passer. N'oubliez pas le service, merci à vous et à la prochaine visite. Si l'envie vous reprend, n'hésitez pas à revenir me voir !

 

Sanitairement vôtre.

Lisez : Le Liseur du 6 H 27 http://www.babelio.com/livres/Didierlaurent-Le-liseur-du-06h27/594132

Billet librement inspiré par ce merveilleux livre


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