Se mettre en chemin
par C’est Nabum
mercredi 23 avril 2025
Le pied à l'encrier.
Un beau matin, las d'une existence sans relief ni surprise, il abandonna sa demeure pour quérir un nouvel ailleurs. Sa décision avait été mûrement réfléchie, ayant ainsi pris le temps de préparer son barda pour cette traversée du pays qu'il entendait réaliser, à la recherche d'une réponse à une question qu'il ne se posait pas. Quel était le but du chemin ? Qu'importe au juste puisque c'était tout simplement le chemin par lui-même qui était son but.
Il lui fallut choisir une direction pour placer ses pas dans l'ordre naturel des choses, sans se soucier des étapes ni des passages obligés. Lui qui se sentait totalement déboussolé dans ce monde sans repère, désira reprendre pied avec la nature en confiant son itinéraire à une boussole tout en fuyant ce nord magnétique, qu'imposait l'aiguille aimantée.
C'est donc vers le zénith qu'il se mit en marche, espérant dans cette course vers le Sud revenir aux origines de l'humanité. Il n'ignorait pourtant pas que devant lui, des territoires qui se vidaient insensiblement de leurs habitants, lui imposeraient de longues étapes sans rencontrer âme qui vive dans cette partie centrale d'un pays qui s'agglomère désormais dans les grandes cités et sur ses côtes.
La solitude ne lui faisait pas peur, persuadé qu'à contrario, c'est elle qui lui permettrait de connaître les plus belles rencontres. La multitude dilue l'individu dans une masse où chacun s'ignore et parfois se déteste, sans autre raison que la volonté de ne se préoccuper que de sa petite personne, noyée dans une foule qui est forcément hostile. Tout au contraire, dans ces campagnes presque désertes qu'il allait traverser, il espérait que son passage serait vécu comme un événement notable, une occasion de prendre le temps pour se découvrir mutuellement.
Poussé par cette envie, son chemin n'était en rien géographique. Il entreprenait un itinéraire anthropique à la poursuite de ce qui restait d'humanité dans cette société qui se perdait à elle-même. Vaste ambition certes qui dépassait largement les frontières des cartes et des voies balisées. Il partait à la quête de l'autre pour mieux se retrouver lui-même.
Fort de ce désir chevillé au corps, il partit un matin de fort bonne heure, désirant fuir la cité sans qu'il n'y ait encore âme qui vive. Le pas alerte de ceux qui partent à la conquête de leur destin, il marcha d'un bon pas pour sortir de l'agglomération afin de se retrouver au plus vite en pleine nature. Il lui fallut un peu moins de deux heures pour perdre le contact avec ce qu'on nomme bien abusivement : « La Civilisation ».
Plus il taillait sa route dans les bois de la Sologne, plus il se sentait léger en dépit d'un sac à dos dans lequel, il s'était encombré de bien des choses inutiles quand on fait vœu de dépouillement. Il n'est pas aisé de se débarrasser de cette volonté de confort que l'éducation et les habitudes prises ont solidement inculqués dans son esprit. Fort heureusement, la douleur au niveau des épaules et du dos accéléra son ensauvagement si bien qu'en quelques étapes, il avait conquis l’ascétisme qui convient à sa démarche en semant tel un petit Poucet, le superflu au fil des étapes.
Au début de son périple, plus il marchait plus, plus ses pieds lui rappelaient sa dimension de citadin. Il souffrait, prenant conscience de toutes les parties de son corps qui contribuaient à sa locomotion. Les ampoules éclairaient son chemin, le contraignant à faire halte dans quelque pharmacie pour soulager sa peine. Qu'importe ces misérables plaies, stigmates de sa fuite incessante, ce sont les rencontres qui illuminèrent son parcours…
Il avait appris à faire le tri dans ceux qui l'interpelaient aimablement à son passage. Les plus nombreux ne pouvaient se montrer originaux en posant la sempiternelle question que posent ceux qui regardent les autres passer : « Vous faites Compostelle ? ». Lui qui n'avait composté aucun livret de route et ne portait pas de coquille à son bâton en eut assez de cette référence qui pour lui n'avait aucun sens…
À rebours, il appréciait ceux qui ne faisaient pas référence à ce qui était devenu dans l'esprit des sédentaires la seule justification acceptable à cette forme d'errance. Ne pas poser la question c'était en somme le reconnaître comme vagabond, terme qu'il n'envisageait pas de manière péjorative. Aller à l'aventure, se laisser porter par le vent ou bien le hasard, faire confiance en la divine providence sans avoir besoin d'une assurance céleste, telle était sa démarche.
Ce fut la porte d'entrée des rencontres clefs, de celle où un inconnu lui déclarait tout de go : « Finissez donc de rentrer ! ». Une formule magique pour qui, au seuil d'une maison, quémandait un peu d'eau et parfois l'usage des lieux d'aisance. Qui usait de cette expression était en capacité d'ouvrir non pas que sa porte mais également sa curiosité, son cœur et souvent le couvert et parfois le gîte.
C'est alors qu'il commença son véritable voyage, celui qui restera à jamais gravé en sa mémoire. Il fit fi des localités, des panoramas et des sites touristiques pour aller parcourir la véritable diversité de nos territoires comme on appelle désormais cette vaste étendue, abandonnée de la République. Il devait souvent commencer par narrer son épopée, ce qu'il faisait brièvement avant que de s'enquérir de ses hôtes…
À chaque fois, un livre s'ouvrait, un voyage intérieur dans une existence, ses chaos, ses espoirs, ses heurts et ses bonheurs. Il se nourrissait avec délectation de ces récits qui venaient gonfler son carnet de bord. À chaque fois, il prenait le temps, avant de s'endormir, de glisser sur son journal, ces présents si précieux qui lui mirent le pied à l'encrier.
Abandonnant ses prétentions littéraires, il apprit par le truchement de toutes ces rencontres à se faire raconteur d'histoires. Tous les personnages qu'il mettait en scène avaient un jour, croisé sa route, lui avait offert la substantifique moelle de son panthéon, de sa boîte à fiction. Il n'est plus belle source à l'imaginaire que des fragments de vies réelles qui viennent ainsi donner corps et crédibilité à la fiction.
Il serait bien vain de redonner vie à toutes les rencontres qu'il fit. Se serait aussi vain qu'illusoire puisque l'essentiel était ailleurs quand dans une imparfaite restitution journalistique, il se constitua au fil des rencontres, les unes brèves, les autres plus riches, une inépuisable bibliothèque dans laquelle il ne cessa de puiser par la suite.
C'est pourtant une rencontre toute particulière qui forgea son destin au point que même des années après avoir mis un terme à son errance, il demeure éternellement sur ce chemin qui ne s'achèvera jamais. Il venait de traverser le plateau des mille-vaches, un vaste territoire où les humains sont bien plus rares que les animaux.
Dans ce désert des services, il n'avait trouvé ni boulangerie ni bar pour satisfaire à son envie de prendre un petit déjeuner. Il avait déjà parcouru une vingtaine de kilomètres et sentait ses forces décliner. La crise d'hypoglycémie menaçait ce qui le poussa à interpeler une vieille femme, assise sur une pierre, devant sa fermette : « Si j'osais, je vous demanderai bien un café ! ». Une formulation dont la maladresse exprimait assez bien sa faiblesse du moment.
Il entendit cette phrase qui était devenue sa quête : « Finissez donc d'entrer ! ». Il ne se fit pas prier et se retrouva dans une cuisine comme on n'en fait plus dans les maisons tout confort. Un poêle à bois sur lequel se trouvait une bouilloire qui n'attendait que sa venue. À côté, sur la maie, une cafetière en métal bleu surmontée d'une chaussette. À côté du panier à bois, sommeillait un chat tandis que sur la grande table rectangulaire, encadrée de deux bancs, trônait une miche de pain de taille respectable. Le reste était pareillement dans son jus, d'un temps révolu qui ne se fiait plus à l’impassible balancement de la pendule Franc-Comtoise.
Josette appela Georges, son époux, pour voir qui venait là. L'homme s'avança plus prudent que son épouse, se demandant qui pouvait bien être cet échalas tout dégingandé, portant sa maison sur le dos. Il était de ces gens qui ne se donne pas spontanément à un inconnu ; la suite justifiera pleinement cette réserve que l'existence lui avait appris.
Il s'enquit l'air suspicieux de ce qui amenait l'inconnu ici, à l'écart des grandes routes touristiques. En quelques explications brèves, le visiteur expliqua qu'il avait pris l'azimut Sud pour remplir sa besace de récits au cours de son voyage, qu'il mettait par écrit ces brèves rencontres qui parsemaient son chemin. L'œil du bonhomme pétilla à l'évocation de l'écriture, demanda à découvrir de quelle plume se prévalait son hôte. L'autre d'ouvrir son carnet au hasard pour que Georges assouvisse sa curiosité.
Après quelques pages, le vieil homme de demander à sa femme de préparer une omelette aux cèpes en plus du café qui avait été immédiatement servi. Puis, de manière sentencieuse, il déclara : « Mon gars, tu vas rester ici une paire d'heures pour le moins, nous allons te faire le cadeau de notre vie. Ainsi tu la glisseras sur le papier après notre récit et tu nous feras cadeau de ce viatique pour notre prochain grand voyage.
Le marcheur en eut les jambes coupées. Il percevait l'importance du moment, la valeur de cette déclaration et subodorait déjà que derrière cette déclaration devait se dissimuler deux parcours de vie qui devaient sortir de l'ordinaire. Il fut dans le même temps flatté que sa prose donna satisfaction au point d'une telle offrande, lourde de responsabilités.
Les deux récits débutèrent après la somptueuse omelette aux cèpes. La plume courrait sur le papier, notant ces récits de vie qui mêlaient la Grande histoire de la seconde guerre et ses atrocités dans la région, la petite histoire d'un couple qui échappa comme par miracle aux exactions de la « 2e division SS Das Reich ». La déportation dans les mines de Silésie pour l'un, une prise d'otage pour l'autre à laquelle elle échappa miraculeusement.
Puis il y eut leur rencontre dans un bal pour une paire de chaussettes blanches glissées dans des sandalettes, un détail qui fit toute la différence. L'amour naquit qui depuis ne cessa jamais. Georges devint maire de son petit village, mit toute son énergie à la sauvegarde d'une école qui demeure encore aujourd'hui. Il se lança dans le même temps dans une aventure de chansonnier allant même à la Capitale pour chanter son cher pays.
Josette alla quérir un cahier d'écolier sur lequel était glissé des vers d'une émouvante naïveté. Il y eut encore bien des offrandes qui s'imposèrent au marcheur, qui pour une fois, après avoir continué son chemin, s'arrêta une journée entière pour mettre au clair un récit qu'il se fit un devoir d'envoyer à ses hôtes d'un moment.
Ce moment justifiait pleinement l'épopée dans laquelle s'était lancé notre randonneur des chemins, notre « rencontreur » de destin. Au terme d'un voyage qui s'acheva faute de pouvoir aller plus loin, il savait que jamais la route ne s'arrêterait. Il revint chez lui, certain désormais de savoir quelle serait désormais sa route.
Il marche dans sa tête, il avance sur le papier et ne cesse d'emprunter cet itinéraire qui n'a d'autre raison que de le mener toujours loin sans qu'il le soit nécessaire de reprendre la route. Il reste des récits écrits ou encore à naître et cette modeste chanson qui n'a jamais trouvé son interprète.
Sur son petit cahier d'écolier
D'une belle écriture soignée
Faite de pleins et de déliés
Il avait déposé son passé
Les heures sombres de notre histoire
De ce monde plongé dans le noir
La peur, l'angoisse, le désespoir
Et les quelques joies si dérisoires
Car Georges avait connu l'horreur
Les méchants coups qui font si peur
Expédié par les nazis
Dans les mines de Silésie
Josette étant encore enfant
Sous les balles des Allemands
Souvenir combien douloureux
Son père tomba sous ses yeux
Tous deux survécurent à la guerre
Pour se revoir c'était hier
Dedans un petit bal musette
C'est ainsi qu'il fit sa conquête
Elle le revoit en dimanche
Tout fier de socquettes blanches
Un détail qui la fit sourire
Bien assez pour la conquérir
Ils se marièrent aussitôt
La vie souriait à nouveau
Oubliés les anciens tourments
Ils étaient époux et amants
Le bonheur retrouva ses droits
L'amour serait toujours leur loi
Dans ce village si paisible
Où jadis ils furent des cibles
Georges fut le premier magistrat
Et jamais il ne renoncera
À défendre sa petite école
Dans sa belle région agricole
Il fit construire aussi une place
Afin d'ainsi laisser une trace
Et se souvenir de son destin
Ce sera la place Jean Moulin
Sur le petit cahier est noté
Ce bref récit de leurs deux passés
À côté de nombreuses chansons
Qu'ils chantaient tous deux à l'unisson
De simples rimes tout ordinaires
À fredonner sur de petits airs
Pour célébrer leur tendre passion
Et l'amour d'une belle région