Enquête sur un Abbé au-dessus de tout soupçon

par Jean-François Dedieu
lundi 19 mai 2014

 Les Jacobins d’aujourd’hui sont aussi ridicules que mesquins lorsqu’ils gesticulent contre nos langues régionales. Pourquoi en deviennent-ils méprisants alors qu’il suffit de reporter tout changement, tout projet gênant, aux calendes républicaines ? Chez nous, en effet, entre l’embrouillamini constitutionnel, le train-train de sénateur, les procédures dilatoires et la mémoire courte des citoyens moutonniers, les volontés du peuple, parce qu’elles déplaisent en haut de la pyramide sont aisément enterrées. L’oligarchie n’a même pas à se prononcer sur le fond : pour une démocratie en décomposition avancée, il suffit, pour la forme, de cajoler ledit peuple et lui faire croire qu’il compte, le temps d’une campagne électorale. 
 Ceci étant dit puisque tout est politique, plutôt que d’insister dans une attitude victimaire, par le biais d’une enquête sur le Curé de Cucugnan, cette chronique veut honorer une culture française au-dessus de la mêlée, une culture aussi diverse que partagée quelle que soit la langue de la partition. Les auteurs et écrivains évoqués illustrent en effet quelques facettes d’un esprit français fédérateur, dépêtré des défectuosités d’une République avant tout monarchique, je veux parler de raideur, de pesanteur centralisatrice, de prédisposition au despotisme...

LE CURE DE CUCUGNAN SUR LA SELLETTE.

A Cucugnan (Aude). 
 Ce village des Hautes-Corbières qui survit grâce au tourisme, promeut ses vignobles, la mémoire cathare avec le château de Quéribus (« un dé posé sur un doigt") et le sermon d’un curé glorifié par Alphonse Daudet. Si ce dernier est accusé par certains d’avoir souvent « pillé » d’autres auteurs dont Paul Arène pour Les Lettres de mon Moulin, reconnaissons, à propos du sermon, que l’auteur Nîmois monté à Paris ne se cache pas d’avoir traduit « ... un adorable fabliau... » trouvé dans l’Armana Provençau, publication annuelle de vers et de contes des poètes du Midi. Il précise en prime, dans l’excipit : « ... Et voilà l’histoire du curé de Cucugnan, telle que m’a ordonné de vous la dire ce grand gueusard de Roumanille, qui la tenait lui-même d’un autre bon compagnon ».
 Nonobstant, Cucugnan présente un argumentaire voulant faire rentrer Daudet dans le rang pour mettre en avant un certain Achille Mir qui aurait eu le mérite de rendre "son" curé aux Corbières : 

 1858. A Cucugnan, dans la petite église romane aujourd’hui démolie, l’abbé Ruffié aurait prononcé le fameux sermon en languedocien.
 1859. Un an plus tard, Blanchot de Brenas, magistrat de son état et voyageur par plaisir, fait publier le sermon transcrit en français (Voyage dans les Corbières,La France Littéraire ).
 1867. Joseph Roumanille, félibre provençal, s’en inspire pour écrire « Lou Curat de Cucugnan » en occitan dans « L’Almana Provençau ».
 1869. Alphonse Daudet (« Les Lettres de mon Moulin »), reprend l’idée chez Roumanille : Cucugnan et son sermon accèdent à la célébrité à Paris mais s’en trouvent transportés à en Provence.
 1884. Achille Mir, félibre d’Escales, ramena « Lou sermou dal curat de Cucugna » dans les Corbières. 

 


Depuis Escales (Aude).  
 Pourtant, Achille ou Achilo Mir, natif d’Escales, présente son travail en toute honnêteté :

« POURTANELET D'INTRADO
Aqueste Sermou rebirat
Es un nisaliè de merbelho,
Ount a d'abord poundut la muso de Birat ;
Apèi ben RoumanilLho, al cascal qu'ensourcelho,
E Daudet de Paris, e lou Tron de Marselho.
Bous douni dounc pas res de nòu ;
Mès, cado aucèl, sabèts, a sa qualitat d'iòu.
Bau serbi tout caudet lou qu'a 'spelit ma muso,
Sans mai de tardo ni d'escuso. »


PORTILLON D’ENTRÉE (traduction proposée)
Ce sermon retourné
Est un nid de merveille
Où la muse de Birat a pondu en premier ;
Ensuite vint Roumanille, le grelot qui ensorcelle,
Et Daudet de Paris, et Le Tonnerre de Marseille. (journal qui publia, en 1888, un sermon du curé par Frédéric Estre)


Je ne vous livre donc rien de neuf ;
Mais vous savez que chaque oiseau a son oeuf.
Voici, toutchaud, celui éclos grâce à ma muse,
Sans plus de retard ni d’excuse.

 La version d’Achille Mir, si elle est une référence pour la nouvelle vigueur donnée aux personnages et la truculence poétique de la déclinaison languedocienne de l’occitan, vient d’autant plus brouiller les pistes sur l’origine de l’œuvre, qu’un abbé Marti (Martin) est venu remplacer le Cucugnanais Ruffié.

L’implication de Blanchot de Brenas.
 Avec Blanchot de Brenas, ce magistrat de Cusset natif d’Yssingeaux, le sermon n’était pas non plus attribué au premier paroissien du village. D’abord, contrairement à ce qui est dit en bas du château de Quéribus, Blanchot plante la chaire de son curé dans un hameau de la vallée de l’Orbieu.
 Dans le tome XXXI, 41ème année, n° 2, été 1978, la revue « Folklore » (1), dans l’article d’U. Gibert « Il y a plus d’un siècle, à travers les Corbières, avec Blanchot de Brénas, le "père" du Curé de Cucugnan », il semble d’abord que le trajet n’ait pas atteint les bords du Verdouble : Carcassonne, Lagrasse, Félines, Davejean, Mouthoumet, Lanet.
 A Vignevieille « paroisse dont le ritou (note n° 7 / rito : rector : curé [dans certaines régions]) est fort original et Blanchot de Brenas ajoute (nous lui laissons la responsabilité de son affirmation !) : « Le clergé des Corbières offre à l’observation des types fort peu communs... Ecoutez cette homélie telle que je répète telle qu’elle me fut contée. la scène se passse dans un hameau, nous appelerons ce village Cucugnan ». Et l’auteur ajoute en note : « Cucugnan est près de Rouffiac-des-Corbières ; l’anecdote rapportée dans cette lettre n’a pas eu lieu à Cucugnan ; ce nom a été pris au hasard pour ne froisser aucune susceptibilité ». Et Blanchot de Brenas rapporte le fameux sermon de l’abbé Martin que tout le monde connaît depuis qu’il a été popularisé par Alphonse Daudet et Achille Mir ».
 Si le plus cucu des deux est bien celui qu’on pense pour avoir situé le sermon dans un village, contrairement à ses dires, surtout pas pris au hasard (cela fait penser au village de Montcuq dans le Lot devant à son nom une vraie gloire télévisuelle), ajoutons que Gibert, s’il semble admettre la paternité du conte, n’est pas très élogieux pour la prose de Blanchot : « ... ; parmi de très longues digressions sans grand intérêt et quelques railleries sur le dialecte et le mauvais français des habitants, nous avons relevé quelques passages intéressant les traditions populaires de la région de Mouthoumet dans les Corbières... ». 

 


   Il n’empêche qu’en 1864, Blanchot de Brenas, père supputé de l’abbé Martin, entreprit de rassembler ses articles et d’en faire un livre. Sauf que rien ne s’ensuivit et, en 1867, c’est le félibre Joseph Roumanille qui, sous son "nom de guerre" "Lou Cascarellet", publiait en occitan Lou curat de Cucugnan. Après sa reprise en français par Alphonse Daudet et le succès qui s’ensuivit, Blanchot de Brenas voulut rétablir ses droits. En 1868, il somma Roumanille de se justifier. Celui-ci répondit et l’intégralité de sa lettre figure dans "Le Curé de Cucugnan et son véritable auteur" de G. Vanel, un opuscule de 4781 mots paru en 1910. (http://archive org/stream/lecurdecucugna00vane/lecurdecucugna00vane_djvu.txt.)
 Roumanille reconnaît tout :

« ...Il s'agit donc de plagiat, crime prévu par la loi et dont on veut me punir pardevant le Tribunal compétent.
 Je l'avoue. Monsieur, j'ai tondu de ce joli pré la largeur de ma langue et même un peu plus. Et voici comment cela s'est fait... /...
 ... En 1866, mon beau-frère m'apporta, triomphant, un feuillet détaché de nous ne pûmes savoir quelle revue ou quel recueil littéraire. J'ai ce feuillet sous les yeux, tout sali, tout froissé, tombant presque en lambeaux, tel, en un mot, qu'il me fut remis... /...
 ... Ah ! Monsieur ! l'herbe tendre, et, je pense, quelque diable aussi me poussant, je traduisis, con amore, tout ce que je pus traduire. Pouvais-je trouver mieux ? Ajoutant ou retranchant sobrement ce que me semblait réclamer le génie de notre langue et les exigences de nos mœurs provençales.
 N'ayant pas le début de l'historiette (la page 692 manquait et tous mes efforts pour la retrouver avaient été inutiles), j'écrivis, à ma façon, une entrée en matière. Je ne sais pas, à cette heure, en quoi elle diffère de la vôtre. — Ici, mes scrupules, car enfin, je vous rassure, Monsieur, j'ai une conscience, tout vil plagiaire que je puisse paraître. D'ailleurs, ayant été souvent volé, je sais combien il est désagréable de l'être.
 Quel est le père de cet adorable curé ? Quelle est la source, l'origine de cette fable ? Comment l'indiquer ? Ce précieux chiffon de papier, d'où a-t-il été détaché ?
 ... /... Voilà maintenant que M. Alphonse Daudet se hâte de traduire le Curé de Cucugnan, et, grâce à l'Événement auquel il donne sa traduction, il l'éparpille à tous les vents du ciel ! Miséricorde !
 Il était impossible, après une publicité pareille, que le nom de l'auteur, effacé par le pli malencontreux, ne surgît pas soudain. Aussi m'attendais-je tous les jours à une demande d'explications. J'étais prêt à les donner, — non pas certes devant le Tribunal, — (je n'aurais jamais pu supposer que la chose en valût la peine), mais à un confrère chercheur, trouveur et ciseleur, comme le Cascarellet, de vieux contes et d artistiques légendes... /... »


 Roumanille avance même qu’il aurait pu facilement changer de titre, en situant le sermon à Cucuron, village du Vaucluse certainement aussi charmant que Cucugnan. Il ajoute que, finalerment, il a bien rendu service au curé Marti, que la circonstance peut faire une jolie réclame au livre prévu et que sa pécadillee avouée mériterait d’être pardonnée. Mais Blanchot reçut ses finesses comme autant de moqueries offensantes. Un procès fut engagé ; le félibre sollicita l’entremise d’un ami commun ; on se mit d’accord pour une médiation mais les arbitres se désistèrent ; avec la guerre de 1870, la procédure fut abandonnée de fait ; Blanchot de Brenas perdit même les textes pour le livre escompté et mourut en 1877, Roumanille en 1891. 

 


 N’était-ce pas la meilleure fin (pour l’œuvre) ? Peut-être bien que oui car dans ces affaires de plagiat, il est souvent question de voleur volé...

Patatras, voilà le père Bourras !
  Quelle vanité,‭ ‬quel esprit mercantile peut amener,‭ ‬en la circonstance,‭ ‬à s’arroger la paternité d’une oeuvre‭ ! ‬Blanchot de Brenas n’avoue-t-il pas comment il eut connaissance de l’histoire du sermon‭ ‬ :‭ « ‬Ecoutez cette homélie que je répète telle qu’elle me fut contée‭ » ‬ ?
 Gaston Jourdane,‭ ‬dans‭ « ‬Contribution au folklore de l'Aude‭ »‬.‭ (‬1900‭) ‬parle,‭ ‬page‭ ‬123,‭ ‬de l’origine populaire de ce conte passé de l’oralité à l’écrit et si l’auteur reste inconnu,‭ ‬il en reste quelques vers‭ (2) ‬ :‭

« ..‭ ‬Donc le père Bourras a un rêve.‭ ‬Il se présente à la porte du Paradis :
-‭ ‬Pan,‭ ‬pan,‭ ‬qui tusto debas‭ ? (Qui tape d'en bas ?
-‭ ‬Lou paire Bourras. - Le père Bourras
-‭ ‬Qual demandas‭ ? - Qui demandes-tu ?
-‭ ‬De gens de Ginestas. - Les gens de Ginestas.
-‭ ‬Aici n'i a pas. - Ici, il n'y en a pas.
-‭ ‬Anats pus bas.‭ Allez plus bas.)
Au purgatoire,‭ ‬même réponse.‭ ‬Désolé le père Bourras se présente à la porte de l'Enfer et pose la même question.
On lui répond :
-‭ ‬Dintrats,‭ ‬dintrats, - Entrez, entrez,
-‭ ‬N'i en manco pas...‭ » Ils n’en manque pas... »


 Le conte met en scène le père Bourras‭ ; ‬la rime situe l'épisode à Ginestas‭ (‬Aude‭)‬.‭ ‬Comme le fera plus tard Roumanille du feuillet fripé,‭ ‬un Narbonnais,‭ ‬Hercule Birat‭ (‬1796‭ ‬-‭ ‬1872‭) (3) ‬s’est inspiré des quelques vers perdus pour un‭ ‬Sermon du père Bourras,‭ ‬poème en français dans un recueil paru en‭ ‬1860‭ (‬aïe...‭) ‬mais commencé une quinzaine d’années‭ ‬auparavant‭ (‬aïe,‭ ‬aïe,‭ ‬aïe...‭)‬.‭ ‬En attendant,‭ ‬Hercule a gardé Ginestas et a insisté sur les avantages,‭ ‬pour le curé,‭ ‬d’une paroisse riche et bien dotée‭ (‬1‭) ‬ :‭

« ...‭ ‬/‭ ‬...‭ ‬-‭ ‬Ne seriez-vous pas bien à Bage‭ ?
-‭ ‬Oh,‭ ‬Saint-Pierre,‭ ‬quel badinage‭ !
J'aimerais autant Armissan,
Treilhes,‭ ‬Roquefort ou Tuchan...‭ »


Racines diverses et communauté.

 Alors,‭ ‬ce curé de Cucugnan,‭ de ‬Vignevieille ou de Cucuron,‭ sinon‬ de Ginestas,‭ pauvre ‬comme ses ouailles en Corbières ou plus replet dans la plaine à blé puis à vignes,‭ ‬n’appartient-il pas à tous,‭ ‬du Languedoc,‭ ‬de l’Occitanie,‭ ‬des pays d‭’‬oil et aussi de ces provinces où une langue régionale reste à même de maintenir la culture‭ ? ‬Peu importe finalement et tant mieux si les auteurs liés au fameux curé semblent trop nombreux‭ ‬de même que ceux qui se sont démenés pour la "vérité vraie" et "l’inventeur avéré",‭ ‬car tous contribuent à cultiver,‭ ‬à transmettre une mémoire fédératrice sans laquelle nous ne serions pas.‭
 L’histoire du sermon témoigne d’une histoire villageoise scandée par l’instituteur et le curé. Après les parents,‭ ‬la famille,‭ ‬avant les voisins et pays,‭ ces personnages presque caricaturaux ‬formaient le tuteur (lo paissèl)‭ ‬pour que les‭ ‬enfants,‭ ‬poussent droit.‭ Une voie sans échappatoire pour les enfants auxquels on cachait, le plus longtemps possible, les ‬arguments aussi incontestables qu’admissibles.‭ ‬Pour ces raisons,‭ ‬certainement,‭ ‬les sermons,‭ ‬authentiques,‭ ‬étoffés ou réinventés,‭ ‬témoignent avec fidélité de ce que furent nos campagnes et parce que,‭ au‬ hasard d’une quête,‭ ‬deux évocations de ce genre se sont offertes en supplément,‭ ne boudons pas notre plaisir en ouvrant deux parenthèses‬,‭ ‬l’une en Franche-Comté,‭ ‬l’autre dans les Pyrénées ariégeoises,‭ ‬la première en français,‭ ‬la seconde en languedocien,‭ ‬pour,‭ ‬entre nous,‭ ‬plus d’empathie et de communion, de richesse dans la diversité...‭ ‬sans qu’il soit question entre nous,‭ ‬d’un quelconque œcuménisme.‭ (‬à suivre‭) 


‭ 
(1) Revue d’ethnographie méridionale / secrétaire général - rédaction René Nelli, 22 rue du Palais, Carcassonne.
http://garae.fr/Folklore/R52_170_ETE_1978.pdf&nbsp ;
(2‭) ‬relevé sur http://sites.univ-provence.fr/tresoc/libre/integral/libr0410.pdf
‭(3) ‬sa biographie sur http://occitanica.eu/omeka/items/show/592&#8237 ;
   
photos autorisées (images google) : wikimedia panneau pour le vin des Corbières à Cucugnan / Wikipedia Château de Durfort / Wikipedia village de Cucuron / Fernandel en Don Camillo,‭ ‬Fernand Sardou,‭ ‬en curé de Cucugnan,‭ ‬étant indisponible...


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