Etats d’âme et de droit

par Philippe Bilger
mardi 7 avril 2009

En exclusivité pour Les RDV de l’Agora, un extrait inédit du livre de Philippe Bilger, Etats d’âme et de droit (Le Cherche-midi éditeur)

Cet extrait est proposé avec l’article intitulé Philippe Bilger passe aux aveux, interview réalisée par Olivier Bailly pour Les RDV de l’Agora.

« Je me suis rendu compte du bonheur qu’on éprouvait sortir pour une fois de sa tanière intellectuelle et à être accompagné par les autres. Ce moment de grâce, qu’au demeurant mon intuition a peut-être inventé, n’a pas duré longtemps. Ensuite, chacun, au sein du corps, a repris ses marques, ses distances et ses antagonismes.

À partir de quand peut-on situer la chute réelle ou prétendue de Rachida Dati ? Non pas médiatiquement car sur sa « disgrâce », autant d’articles furent publiés que sur sa gloire, l’illustration la plus emblématique de cette volte étant le fait du Nouvel Observateur qui, à quel - ques mois d’intervalle, a sanctifié puis dénigré Rachida Dati.

Mais politiquement, dans le rapport de complicité et de solidarité que le président de la république et elle-même avaient longtemps entretenu. La faille, le dissentiment nés de quoi ? Imaginés par les journalistes ou inscrits dans la réalité ?

Sans être dans le secret des dieux présidentiels, il est devenu manifeste que, si une deuxième phase s’était ouverte pour Nicolas Sarkozy à partir de sa liaison puis de son mariage avec Carla Bruni, une nouvelle séquence de vie définie par plus de modestie, moins de clinquant, plus de classicisme, cette évolution n’avait pas été forcément remarquée par le garde des Sceaux.

Le créateur, qui avait changé, ne pouvait que souhaiter voir sa créature se transformer de la même manière. Pygmalion, à l’évidence, est demeuré interdit puis agacé par le fait que le ministre, dont il attentait tout, et d’abord une parfaite symbiose avec son propre parcours, se maintenait figé dans le monde d’avant, paillettes, strass et affirmation ostensible et luxueuse de soi dans un univers politique qui appelait au moins une retenue apparente. Pour prendre une métaphore sportive qui convient bien à un président qui pratique le cyclisme, Rachida Dati n’avait pas compris qu’il lui fallait changer de braquet puisque le président avait modifié sa propre allure.

La disgrâce tant évoquée de Rachida Dati m’est apparue comme un déphasage entre celui que le président était devenu et celle qu’elle était restée. Sans doute l’alchimie initiale s’est-elle rompue aussi un peu à cause de Carla Bruni qui naturellement a occupé avec beaucoup de talent et de redoutable discrétion une place conjugale qui n’était plus à la portée de qui - conque. Cet infléchissement privé n’aurait été rien si n’était pas venue s’ajouter à lui la maladresse politique
de Rachida Dati.

En effet, tant que les oppositions que suscitait Rachida Dati n’apparaissaient que comme les manifestations obligatoires de son caractère fort et de son inconditionnel mimétisme à l’égard du président, celui-ci ne s’en est pas formalisé. C’était la rançon d’une politique dont il aurait été naïf de penser que les magistrats s’en seraient accommodés avec plaisir. Ce n’était pas la faute du ministre mais de ceux qui demeuraient rétifs et englués dans leur conservatisme.


Mais l’opposition est devenue cacophonie et l’autorité s’est heurtée à un mur. À partir du moment où la résistance de la magistrature et de ses syndicats est devenue un problème dont la solution éventuelle ne résidait qu’en Rachida Dati, le président, dont le conseiller pour la justice Patrick Ouart n’appréciait guère le ministre, a paru établir une distance avec ce dernier.

Cet écart s’est d’autant plus remarqué qu’il s’est accompagné d’une posture nouvelle de Nicolas Sarkozy qui, sans être enthousiaste, a endossé les habits de l’arbitre judiciaire en adoptant un rôle plus conforme à son statut. La magistrature qu’il n’aimait pas, il l’a supportée. Il a mieux concilié ce qui tenait à ses devoirs vis-à-vis d’elle et sa volonté de la bousculer parce qu’il comprenait mal son esprit collectif.

Cette mue n’a pu que favoriser non pas la montée des inimitiés à l’encontre de « sa » ministre – il y a bien longtemps qu’elles s’étaient manifestées – mais leur prise en compte, pour la première fois, par Nicolas Sarkozy.

La solitude de Rachida Dati, en dépit de l’effervescence médiatique liée à sa grossesse et des supputations qu’elle suscitait, malgré, sans doute, la richesse de ses relations intimes et amicales, est apparue de plus en plus marquante entre un président dont la sollicitude faiblissait et une magistrature qui faisait preuve d’une audace de plus en plus agressive à l’encontre du garde des Sceaux, profitant, au fil du temps, d’une mise à mort politique régulièrement annoncée.

Certes, si l’opposition cherchait à se situer sur le plan du fond et prétendait ne pas s’en prendre à sa personne, il était de plus en plus clair, pourtant, que ce ministre de la Justice était perçu comme un ennemi de la justice, de ses serviteurs et de ses auxiliaires, en raison de son tempérament, de ses maladresses et de ses accès d’autorité qui, parfois nécessaires, étaient toujours mal compris et médiocrement expliqués.

Comme je n’avais jamais hésité à faire connaître mon point de vue, en espérant respecter la réserve indispensable, sur tout ce qui me gênait dans sa démarche ministérielle, notamment ses séquences festives, ses voyages incessants avec le président et souvent sa pauvreté argumentative, et que par ailleurs, j’approuvais la substance de sa politique pénale, je ne me suis jamais senti obligé de pratiquer le lynchage, surtout collectif, qui est devenu le must judiciaire à l’encontre de Rachida Dati. Je hais les lâchetés qui s’attaquent soudain à la personne à terre quand, tout au long, on n’a pas bronché ni réagi.

Mon histoire avec le ministre a commencé, si j’ose dire, à partir du 23 octobre 2008 quand une journée de protestation a rassemblé tous les personnels judiciaires, magistrats, avocats et autres, et qu’on a vu notamment à Paris sur les marches du Palais une multitude en robe se souciant comme d’une guigne de l’image ainsi donnée aux justiciables, aux citoyens. C’était un mouvement dont la finalité était de faire perdre au ministre le peu de crédit qu’on lui attribuait encore. Sur mon blog, j’avais écrit un billet pour exposer, à la fois, l’ampleur préoccupante de cette hostilité collective qui mêlait syndiqués et non syndiqués, l’analyse de ses motifs et mon refus de participer à cette manifestation.

En dehors de ma sainte horreur du collectif et de ses facilités, j’estimais que la magistrature, n’étant pas un corps comme les autres, ne pouvait pas se permettre n’importe quoi, tomber dans le cirque des slogans, des pancartes et des vulgarités. J’avais déjà été scandalisé par l’accueil grossier réservé au ministre à l’entrée de certains palais de justice comme si au moins sa fonction, à défaut de lui-même, ne méritait pas d’être respectée.

Moi-même, je l’avoue, n’avais pas été moins indélicat puisqu’à une reprise seulement, je m’étais trouvé à quelques mètres de Rachida Dati et que je n’avais fait l’effort d’aller la saluer comme il se devait. Cette anecdote n’est rien à côté de celle qui m’a été rapportée et qui montre la qualité de la plupart de nos premiers présidents réunis en conférence. Ils auraient découvert un décret archaïque les autorisant à ne pas recevoir le ministre de la Justice quand celui-ci venait dans leur cour d’appel et bizarrement ce sursaut d’autonomie, jamais invoqué avant, ne concernerait que Rachida Dati !

La comédie humaine, la comédie judiciaire offrent chaque jour de quoi nourrir le sentiment de dérision ou la capacité d’indignation. Au cours de cette journée de protestation qui ne m’avait pas vu protester, invité par des radios et des télévisions, j’ai continué à soutenir les trois orientations suivantes, en dehors du fait que je répugnais à galvauder notre robe et notre dignité dans de tels rassemblements de masse. 

La première confirmait mon approbation de la politique pénale même si je pouvais mettre en cause, ici ou là, les modalités de sa mise en oeuvre. La deuxième refusait d’imputer à Rachida Dati une volonté clairement affichée de porter atteinte à l’indépendance de la magistrature mais décrivait les dérives et incidents indiscutablement constatés comme un manque de clairvoyance politique, une méconnaissance du monde qu’elle avait la charge d’administrer et la rançon d’une forte, sans doute parfois trop forte personnalité.

Je n’allais donc pas jusqu’à affirmer que notre ministre de la Justice était ennemi de la justice qu’il avait au contraire mission d’améliorer. Enfin, je n’étais pas obsédé par la nature de la relation qui nous unissait, nous opposait au garde des Sceaux car j’étais beaucoup plus préoccupé par le rapport dégradé, le délitement de la confiance et de l’estime entre le peuple et la magistrature.

Il me semblait que c’était se tromper de défi principal que de focaliser sur notre ressentiment à l’encontre d’une personnalité qui nous déplaisait plutôt que de nous interroger sereinement sur le fond de sa politique pénale et sur les exigences de notre propre action au quotidien dans tous les secteurs de la justice.

Quelques jours plus tard, à ma grande surprise, j’ai reçu dans mon bureau un coup de téléphone de Rachida Dati qui m’a aimablement parlé de mon frère Pierre et à qui j’ai pu tenir en substance l’essentiel de ce que je viens de relater. Ensuite, elle m’a invité à prendre un petit déjeuner avec elle le 11 novembre et je me suis trouvé pour la première fois, durant plus d’une heure, physiquement en face du ministre.

Autant je l’avais jugée contrainte et mal à l’aise dans ses prestations médiatiques, autant, dans cet entretien à la fois décontracté et dense, j’ai découvert une femme acharnée à se défendre et à convaincre, consciente de certaines de ses faiblesses mais persuadée aussi qu’une part de la magistrature, pour ne pas parler des manipulations médiatiques, lui était foncièrement hostile.

S’il m’apparaissait évident que jamais le syndicat de la magistrature chroniquement hostile à toute politique pénale mise en oeuvre par la droite, même approuvée par une majorité de citoyens, n’accepterait une remise en cause de son idéologie, en revanche beaucoup pourrait être amélioré, voire réparé si le ministre lui-même modifiait sur certains points son comportement, s’essayait à plus de richesse et de complexité argumentative et ne donnait plus l’impression de rudoyer, de bousculer un corps qui avait besoin – et il avait raison – du changement.

À l’évidence, il n’y consentirait que s’il était traité avec la courtoisie institutionnelle et démocratique qui lui était due.  »

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