Explication d’un texte de Nietzsche sur le génie

par Robin Guilloux
lundi 7 juin 2021

http://lechatsurmonepaule.over-blog.fr/2021/06/explication-d-un-texte-de-nietzsche-sur-le-genie.html L'œuvre : Humain, trop humain. Un livre pour esprits libres (Menschliches, Allzumenschliches. Ein Buch für freie Geister) est une œuvre du philosophe Friedrich Nietzsche. Ce livre marque une rup...

Nietzsche commence d'emblée par critiquer le sens commun en affirmant que "le génie ne parait pas le moins du monde quelque chose de foncièrement différent de l'activité de l'inventeur en mécanique, du savant astronome ou historien, du maître en tactique". Comment Nietzsche "déconstruit-il" le mythe romantique du génie, cette illusion que le génie serait un être foncièrement à part ?

Le sens commun attribue du génie à certaines personnes : les artistes, les orateurs et les philosophes et le refuse à d'autres : les inventeurs, les astronomes, les historiens ou les stratèges. La différence entre ces deux catégories d'hommes, c'est que que les seconds appartiennent au domaine des sciences plus ou moins exactes, alors que les premiers appartiennent au domaine de la création artistique et de la pensée.

Les hommes de science s'attachent aux phénomènes visibles, ils observent des faits, alors que les artistes et les philosophes (les métaphysiciens) s'attachent aux réalités invisibles. Ils ont une "intuition", mot par lequel on leur attribue, dit plaisamment Nietzsche, une sorte de lorgnette merveilleuse avec laquelle ils voient directement dans l'Être.

Nietzsche s'attaque ici aux fausses conceptions métaphysiques, à l'idée qu'il existe un "arrière-monde" plus vrai que celui dans lequel nous vivons et auquel auraient accès les artistes et les philosophes et non les scientifiques.

Selon Nietzsche, cette distinction entre les hommes de science qui seraient dénués de génie et les artistes, les orateurs et les philosophes qui en seraient pourvus est un "enfantillage de la raison", un signe d'immaturité.

Alors que Kant n'accorde de génie aux artistes et pas aux savants, Nietzsche estime que le génie n'est pas l'apanage exclusif des artistes, qu'il est à l'œuvre dans tous les domaines. En quoi consiste-t-il au juste ? Selon Nietzsche, les génies ne sont pas des hommes "inspirés", ce sont des hommes comme les autres, "dont la pensée est active dans une direction unique, qui utilisent tout comme matière première, qui ne cessent d'observer leur vie intérieure et celle d'autrui et qui ne se lassent pas de combiner leurs moyens en vue d'une fin unique".

Nietzsche utilise une métaphore architecturale. Le génie est semblable à un bâtisseur, il ne fait rien que d'apprendre d'abord à poser des pierres, ensuite à bâtir, que de chercher ensuite des matériaux et de travailler toujours à y mettre la forme.

Prenant le contrepied d'une définition kantienne du génie, inspirée du romantisme, Nietzsche combat ici, de façon volontairement provocatrice, l'idée qu'un génie est un homme inspiré qui n'a pas besoin de travailler, à qui les idées, comme on dit, "viennent toutes seules". L'idée de "génie" est une idée qui se développe sous la Renaissance, avec l'émergence de l'individu et qui culmine au XIXème siècle avec le Romantisme. D'ailleurs la distinction entre l'artiste et l'artisan n'apparaît qu'au XVIIIème siècle avec d'Alembert, dans l'Encyclopédie (Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers). 

Toute activité de l'homme est extrêmement compliquée, mais aucune n'est "miracle". Un "miracle" est un phénomène surnaturel, inexplicable par la raison humaine, qui rompt l'enchaînement ordinaire des causes et des effets. Il appartient au vocabulaire religieux. Nietzsche explique que l'activité de l'homme en général et du génie en particulier n'a rien de miraculeux. On parle de miracle parce que l'on ne voit pas l'effort, le travail, le calcul, la mise en forme, on ne voit que l'œuvre achevée. 

Nietzsche assimile le génie à un habile artisan, un maçon par exemple, qui met en œuvre un savoir faire, une méthode. Il maîtrise les quatre formes de causes, selon Aristote : Il a dans l'esprit l'œuvre achevée, la cause formelle, il utilise les matériaux appropriés, la cause matérielle, il modifie ces matériaux par son travail, la cause efficiente et enfin il sait à quoi va servir son œuvre, la cause finale.

Nietzsche se demande d'où vient la croyance qu'il n'y a de génie que chez l'artiste, l'orateur et le philosophe, d'où vient l'idée qu'ils auraient eux, et eux seuls, "l'intuition directe de l'être". "Les hommes ne parlent intentionnellement de génie que là où les effets de la grande intelligence leur sont le plus agréables et où ils ne veulent pas éprouver d'envie". Nommer quelqu'un "divin", c'est dire : "ici nous n'avons pas à rivaliser".

Le divin Plotin, le divin Mozart, le divin Démosthène : les artistes, les poètes, les musiciens, les orateurs de génie sont, selon Platon, des êtres divins ou inspirés par les dieux. Le génie doit se déposséder de lui-même, laisser sa raison de côté, être comme en état de transe pour se rendre capable de créer. Ils ne comprendraient pas ce qu'ils disent, ils ne se comprendraient pas eux-mêmes. C'est pourquoi Platon voulait les chasser de la cité parfaite.

Nous avons intérêt à qualifier de génies ou de divins certains artistes, certains orateurs ou certains philosophes parce que nous n'avons pas à rivaliser avec eux. Leur génie est tellement éclatant, tellement supérieur, que nous ne pourrons jamais, quoi que nous fassions, faire aussi bien. Qualifier quelqu'un de "divin", c'est au fond une manière paresseuse de ne pas avoir à faire d'efforts nous-mêmes. C'est une façon de renoncer avant la course. Peut-être Nietzsche a-t-il éprouvé lui-même ce sentiment vis-à-vis de Wagner.

Il est vrai aussi que les objets d'art, contrairement aux théories scientifiques, procurent du plaisir, d'où la supériorité que nous leur attribuons, ainsi qu'à leurs créateurs.

Cette conception hédoniste de l'art explique aussi l'idée de génie, parce que l'on ne voit pas le travail, le calcul, les efforts qu'il a fallu déployer pour créer l'œuvre, mais seulement le résultat fini et le plaisir qu'il procure.

Nietzsche remarque ensuite que ce qui est fini, parfait, excite l'étonnement et que tout ce qui est en train de se faire est déprécié. On peut expliquer, dans une certaine mesure, le travail de l'historien, de l'astronome, de l'inventeur, ou reconstituer la bataille d'Austerlitz, mais on ne peut pas expliquer comment l'art produit ses effets parce qu'on a rarement accès à l'atelier de l'artiste, aux secrets de "fabrication" de l'œuvre d'art.

C'est un avantage que l'artiste possède sur l'historien, l'astronome, l'inventeur ou le stratège. Si l'on pouvait accéder aux secrets de fabrication de l'œuvre d'art, voir comment elle est produite, on serait un peu refroidi. Il faut que l'œuvre d'art demeure un miracle inexplicable et l'artiste une sorte de démiurge, alors qu'en sciences, on ne peut pas faire l'économie des étapes du raisonnement.

On voit ici à l'œuvre le souci "généalogique", antimétaphysique de Nietzsche : généalogie de la morale, généalogie des idéaux, généalogie du génie et de l'idée de génie, qui s'intéresse à la manière dont les œuvres s'élaborent, plutôt qu'à l'effet qu'elles produisent en tant que "produits finis", souci qu'il partage avec ces "maîtres du soupçon" que sont Marx et Freud qu'il rejoint en mettant en évidence dans le prétendu "génie" le travail et les pulsions.

L'art achevé de l'expression écarte toute idée de devenir, il s'impose tyranniquement comme une perfection actuelle, intemporelle. L'œuvre d'art a d'abord été matériau brut, informe, un bloc de marbre par exemple, puis le résultat d'un travail. L'œuvre, même la plus parfaite, le Moïse de Michel-Ange, par exemple, qui orne le cénotaphe de Jules II à la basilique Saint-Pierre aux liens, n'est pas descendue du ciel, elle s'est faite peu à peu sur la terre, mais quand on contemple le Moïse de Michel-Ange, on a l'illusion d'une sorte de nécessité de l'œuvre qui s'impose à nous, l'impression que l'œuvre n'aurait pas pu être différente de ce qu'elle est, de la façon dont elle se présente à nous ici et maintenant.

Le Moïse de Michel-Ange se présente tyranniquement à nous comme une "perfection actuelle", nécessaire, une Idée, un archétype et non comme une œuvre jadis en devenir, avec sa dimension contingente et on oublie les stades antérieurs de sa réalisation où elle était imparfaite, on oublie la "bataille" que l'artiste a livré contre le matériau brut, contre lui-même et contre les autres. Or, ce monde en devenir où tout est possible, y compris l'échec, nous angoisse, car il a quelque chose de chaotique, de "dionysiaque", d'où l'idée de l'impassibilité sereine du génie. Michel-Ange n'hésitait pas à qualifier ce projet de « tragédie de sa vie », épreuve authentique qui jusqu'à ses derniers jours fut une source d'inépuisables accusations, tourments et remords. Son biographe officiel Ascanio Condivi a écrit que l'entreprise lui causait "des obstacles, des peines et des ennuis infinis".

Le texte tente de répondre à la question de savoir si l'activité du génie dans le domaine de la science est foncièrement différent de l'activité du génie dans le domaine de l'art et de la pensée. 

Ses arguments sont les suivants :

a) Le génie s'explique par la mobilisation de la pensée dans une direction unique, l'attention à tout, l'observation permanente et le travail.

b) Le génie est semblable à un habile maçon.

c) L'activité du génie ne relève pas du "miracle".

d) Les hommes ne parlent de "génie" que là où ils ne veulent pas rivaliser.

e) Tout ce qui est fini, parfait suscite l'étonnement, alors que tout ce qui est en train de se faire est déprécié.

f) On voit rarement comment s'est faite l'œuvre de l'artiste.

g) C'est pourquoi les artistes passent pour géniaux plutôt que les hommes de science. 

h) L'appréciation des artistes et la dépréciation des hommes de science ne sont qu'un enfantillage de la raison.

L'idée principale du texte est que le génie est à l'œuvre aussi bien dans le domaine de l'art et de la philosophie que dans celui de la science.

Selon Nietzsche, le génie s'explique par le travail, la maîtrise technique, l'énergie dépensée, la concentration, plutôt que par un talent naturel et inné, un don ou encore par l'inspiration. 

Nietzsche critique dans ce texte une certaine conception du génie comme celle d'un homme divin, inspiré, qui n'imite rien ni personne, qui n'a pas besoin de travailler, de faire d'efforts, à qui l'œuvre vient pour ainsi dire toute seule. Cette conception est évidement enfantine, un "enfantillage de la raison" dit Nietzsche. Seuls les enfants pensent que les choses anciennes comme la Tour Eifel ont toujours été là et que les nouvelles comme les téléphones portables se font toutes seules, sans effort, sans travail. 

Cependant, tout en reconnaissant la part de travail, de maîtrise technique nécessaire à l'élaboration d'une œuvre, ne peut-on faire une distinction entre un artiste et un artisan, un stratège médiocre et un stratège génial, un orateur moyen et un grand orateur, un professeur d'histoire et un historien, un professeur de philosophie et un inventeur de concepts ? 

L'artiste se distingue de l'artisan, selon Alain, par le fait que l'idée chez l'artisan précède l'exécution, alors qu'elle vient à l'artiste à mesure qu'il fait. Il peut arriver que l'artisan trouve mieux que ce qu'il avait prévu au départ, mais c'est par accident. L'artiste, le peintre de portrait par exemple, n'a pas le projet de toutes les couleurs qu'il emploiera quand il commence son œuvre. Il emploie telle ou telle couleur au fur et à mesure qu'il exécute le portrait, selon "l'inspiration"... Il n'a pas d'abord l'idée de ce qu'il va faire, "il est spectateur de son œuvre en train de naître" ; l'artiste, dit Alain "a la grâce de la nature", sa "poésis" (sa manière de faire) est comparable à celle de la nature (Phusis en grec) qui ne fait pas de calculs.

La règle qui a présidé à une œuvre d'art reste prise dans cette œuvre et ne peut servir à faire une autre œuvre, en d'autres termes, l'artisanat relève, en règle général, de l'application d'un "procédé", alors que l'art relève de l'invention et du génie. Selon Alain, "un beau vers se montre beau au poète", une belle statue se montre belle au sculpteur à mesure qu'il la fait", "le portrait naît sous le pinceau"... L'artisan est satisfait que son œuvre corresponde à son projet, l'artiste est "surpris" par son œuvre. La règle du beau qui se trouve prise dans cette œuvre ne peut pas servir à faire une autre œuvre, elle ne peut servir qu'une seule fois, sinon l'artiste ne serait pas "surpris", il ne serait que "satisfait".

L'artisanat ne doit pas être opposé de façon rigide à la création artistique car il est loin de se réduire à la répétition d'un geste sans réflexion.

L'art, cependant, s'affranchit de l'utile et d'une fin déterminée à l'avance.

Les règles et méthodes propres à tout art sont nécessaires. Par exemple, pour être musicien, il vaut mieux connaître le solfège (il y a quelques exceptions notables parmi les musiciens de jazz), un photographe doit connaître les caractéristiques techniques de son appareil, apprendre à régler la vitesse et la focale, savoir développer lui-même ses clichés, un peintre doit connaître la théorie des couleurs, un poète doit connaître les différentes figures de style, les possibilités musicales de l’allitération et de l'assonance et avoir lu d'autres poètes.

Ces savoirs, règles et techniques permettent d'acquérir culture et habileté ; elles sont nécessaires, mais elles ne sont pas suffisantes car l'art véritable commence là où s'arrête la technique et le savoir. L'habileté technique est la limite supérieure de l'artisanat et la limite inférieure des beaux-arts.

La beauté offre une impression de complétude, de totalité, de liberté, sans qu'une idée puisse justifier ce sentiment. L'artiste susceptible de produire cette beauté possède le génie, qui est, selon Kant, plus que le simple talent, il est ce qui donne des règles à l'art, ce qui crée des formes susceptibles d'être imitées, sans se référer, par principe à quelque chose de réel et de déjà existant.

Une œuvre se référant visiblement à un modèle ou faite selon des règles laborieusement appliquées, sera dite "académique" et pourra susciter de l'agrément, sans plus.

L'art véritable rivalise avec la nature : "il faut que le génie ait la grâce de la nature et s'étonne lui-même" dit Alain, non seulement par son pouvoir de création, mais parce que ses créations, comme le spectacle de la nature, peuvent procurer un véritable sentiment esthétique.

De même que l'artiste de génie diffère de l'artisan, l'inventeur en mécanique, le savant astronome, le grand historien ou le tacticien de génie, le créateur de concepts, comme dit Gilles Deleuze diffèrent des savants ordinaires par des facultés créatrices et des capacités d'imagination supérieures.

Mais alors, d'où vient que l'on assimile le génie à la philosophie ou à l'art plutôt qu'aux sciences et aux techniques ? Sans doute à cause du côté impersonnel des sciences et des techniques. Si Albert Einstein n'avait pas trouvé la théorie de la relativité, d'autres l'auraient fait tôt ou tard, Poincaré par exemple. Alors que personne n'a jamais peint et ne peindra jamais comme Picasso, personne n'a jamais pensé comme Bergson. Le génie scientifique travaille au sein d'une communauté de savants - et ceci est de plus en vrai avec la spécialisation des savoirs -, alors que le peintre, le sculpteur, le philosophe travaillent généralement seuls.

Mozart n'écrit pas seulement de la musique. Il y a quelque chose d'inexplicable et de "miraculeux" dans son œuvre. L'adagio du concerto pour clarinette Köchel 622 semble tout droit descendu du ciel. Dès l'âge de trois ans, Mozart révèle des dons prodigieux pour la musique : il a l'oreille absolue. Ses facultés déconcertent son entourage, et incitent son père à lui apprendre le clavecin dès sa cinquième année. Le jeune Mozart apprend par la suite le violon, l'orgue et la composition. Il sait déchiffrer une partition à la première lecture et jouer en mesure avant même de savoir lire, écrire ou compter. 

Par ailleurs, le génie n'est pas forcément "spécialisé" : "des hommes dont la pensée est active dans une direction unique". Pascal était à la fois mathématicien, physicien, inventeur, philosophe.

C'est sans doute injuste, mais il faut donc admettre que si le génie est une affaire de travail, il est aussi une affaire de dons. On commence aujourd'hui à s'intéresser aux enfants comme Mozart que l'on qualifie "d'enfants précoces" pour leur dispenser un enseignement adapté. Michelet ne se contente pas de retracer l'Histoire de France, il brosse une fresque inspirée par l'idée du génie de la France dont il est lui-même imprégné. Einstein ne se contente pas de faire sagement de la physique, il réinvente, plutôt qu'il ne découvre, les lois de l'univers en changeant complètement le point de vue habituel à travers des "expériences de pensée". Napoléon, le génie par excellence pour Nietzsche, n'applique pas les règles de la stratégie militaire, il les bouscule, Vaucanson ne se contente pas d'assembler des pièces de métal, il invente des créations originales qui font concurrence à la vie, Jean Jaurès ne suit pas sagement les règles de l'art oratoire, il entraîne les foules par le souffle de son éloquence inspirée et son sens de la justice. Il y a aussi des génies de la sainteté comme François d'Assise. Le baiser au lépreux est un acte de génie parce qu'il fait éclater les limites de la "morale close", selon l'expression de Bergson. Le génie ouvre des voies nouvelles, bouscule des habitudes, inaugure de l'inouï. Il est invention et non répétition. Nietzsche, à cet égard, ne s'est pas contenté d'être un professeur respecté de philologie, mais un novateur "inquiétant" (au sens étymologique du mot) et on peut le considérer, lui aussi, comme un génie.

On retiendra donc du texte de Nietzsche l'idée qu'il n'y a pas de génie sans travail, sans efforts, sans concentration, sans maîtrise technique, sans énergie, mais que le génie est aussi affaire de talent naturel ou inné, de don et d'inspiration.

 


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