John Rawls, Théorie de la Justice

par Robin Guilloux
jeudi 6 mai 2021

 

La Justice et le Droit - Le blog de Robin Guilloux

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John Rawls, Théorie de la justice (A Theory of Justice), 1971, Seuil (trad. Catherine Audiard)

John Rawls, né le 21 février 1921 à Baltimore et décédé le 24 novembre 2002 à Lewiston, est un philosophe libéral américain. Il fut professeur dans les universités de Princeton, Oxford, Cornell et Harvard jusqu'en 1995 et est l'un des philosophes politiques les plus étudiés du XXe siècle. Son œuvre majeure, qui parut sous le titre A Theory of Justice (Théorie de la justice) en 1971 et à laquelle il travaillait depuis les années 1960, le rendit célèbre. Lorsque Rawls élabore sa théorie, la légitimité des États-Unis est remise en cause, la Guerre du Viêt Nam sévit et la lutte pour les Droits civiques bat son plein. C'est donc dans un moment de doute que sa théorie de la justice voit le jour. Étant largement commentée et critiquée et cela surtout dans le monde anglo-saxon, on peut considérer ce livre comme l'un des plus important texte de philosophie politique de notre temps. L'œuvre de Rawls est axée sur les notions d'éthique, de justice et de libéralisme. 

"John Rawls est un auteur américain qui a réveillé la philosophie politique, qui a pris au sérieux les critiques de ses contempteurs, et qui s'est impliqué dans la vie politique américaine. C'est un auteur classique, qui doit beaucoup à la pensée de Kant. Son ouvrage le plus connu, Théorie de la justice, répond à une question fondamentale de la philosophie politique : selon quels principes ordonner une société juste ? Trois grands principes, que l'auteur écartera successivement, se présentent traditionnellement : le mérite, l'utilité, la liberté.

Théorie de la Justice est le Manifeste d'une philosophie politique et morale qui cherche à concilier les deux termes antagonistes de la modernité : la liberté des individus et la nécessité de leur coopération équitable au sein des institutions politiques. John Rawls y renouvelle le sens et la portée de sa conception de la justice à la lumière de ce qu'il appelle "le fait du pluralisme". La divergence des idéaux moraux, culturels, religieux... n'empêche pas la reconnaissance et l'acceptation des mêmes principes de justice et l'exercice d'une raison commune. Il s'inscrit ainsi dans la tradition de défense du principe de tolérance et des libertés fondamentales.

Ce livre est considéré dans le monde anglo-saxon comme le texte contemporain le plus important de la philosophie morale et politique. C'est un défi lancé à tous ceux qui pensent que la justice sociale et l'efficacité économique sont incompatibles. Théorie de la justice est un livre de portée universelle, à cause, d'une part, du dialogue qu'il instaure entre deux traditions opposées - Rousseau et Kant confrontés à l'utilitarisme de Mill et Sidgwick - et, d'autre part, de la rigueur et de la profondeur des analyses qui y sont proposées. C'est, au meilleur sens du terme, un livre de philosophe engagé, donnant aux préoccupations morales et politiques de notre époque - de la justice sociale à l'écologie, de la politique de l'éducation à la théorie de l'obéissance civile - une armature intellectuelle et une clarté déductive qui leur manquaient. Dans ce livre, souvent exigeant mais aussi exaltant, John Rawls a formulé ce que l'on pourrait appeler une charte de la social-démocratie moderne, avec ses forces et ses faiblesses."

L'idée principale de la théorie de la justice :

"Mon but est de présenter une conception de la justice qui généralise et porte à un plus haut niveau d'abstraction la théorie bien connue du contrat social telle qu'on la trouve, entre autres, chez Lock, Rousseau et Kant. Pour cela, nous ne devons pas penser que le contrat social soit conçu pour nous engager à entrer dans une société particulière ou pour établir une forme particulière de gouvernement. L'idée qui nous guidera est plutôt que les principes de la justice valables pour la structure de base de la société sont l'objet d'un accord originel. ce sont les principes mêmes que des personnes libres et rationnelles, désireuses de favoriser leurs propres intérêts, et placées dans une position initiale d'égalité, accepteraient et qui, selon elles, définiraient les termes fondamentaux de leur acceptation. Ces principes doivent servir de règle pour tous les accords ultérieurs ; ils spécifient les formes de la coopération sociale dans lesquelles on peut s'engager et les formes de gouvernement qui peuvent être établies. C'est cette façon de considérer les principes de la justice que j'appellerais la théorie de la justice comme équité..." (p.37)

Mon avis sur le livre :

Liberté et égalité

A Theory of Justice eut un retentissement considérable aux Etats-Unis et fit l'objet d'innombrables discussions et de critiques qui obligèrent l'auteur à défendre ou à réviser ses positions. Il est très rare qu'un livre de philosophie dépasse le cercle des spécialistes pour devenir le sujet et l'enjeu d'un débat public d'une si grande ampleur.

L'ouvrage parut au moment où l'Amérique connaissait une période de crise et de doute (guerre du Vietnam, contestation étudiante, combat pour les droits civiques...). Rawls constate que les "solutions" adoptées aussi bien à l'Est (la société communiste inspirée par le marxisme) qu'à l'ouest (l'économie de marché, le capitalisme, le libéralisme) ont tendance à favoriser l'une ou l'autre des valeurs fondamentales sur lesquelles reposent les sociétés humaines : la justice et la liberté. Les sociétés libérales ont tendance à favoriser la liberté (par exemple la liberté d'entreprendre) aux dépens de l'égalité et les sociétés communistes à favoriser l'égalité au détriment de la liberté (liberté de pensée, élections libres...)

Le voile d'ignorance

Rawls ne donne pas de "solution" toute faite à ce dilemme, mais propose au lecteur de se livrer à une expérience de pensée qu'il appelle "le voile d'ignorance" (une expression peut-être empruntée au titre de l'ouvrage d'un mystique anglais anonyme du XVIème siècle : Le voile d'inconnaissance) : lorsque nous imaginons la meilleure société possible, nous avons tendance à le faire en fonction de notre propre situation et de nos propres intérêts. Plaçons-nous, dit Rawls avant l'instauration de cette société, non pas parfaite (Rawls n'est pas un utopiste), mais la meilleure ou du moins la moins mauvaise possible. Rebattons les cartes du bon ou le mauvais "jeu" que nous avons reçu à notre naissance et imaginons que nous en recevions un autre, mais en ignorant absolument lequel (nous pouvons être blanc ou noir, homme ou femme, riche ou pauvre, handicapé ou non, etc.).

Sur quels principes accepterions-nous de construire cette société ? Rawls estime que nous n'en garderions que deux : favoriser la liberté et favoriser l'égalité, promouvoir le maximum de liberté compatible avec le maximum d'égalité. Pour définir la notion de "justice", Rawls se réfère à Aristote : La justice distributive est, selon Aristote, la "première espèce de la justice particulière qui s'exerce dans la distribution des honneurs ou des richesses ou des autres avantages qui peuvent être répartis entre les membres d'une communauté politique". À l'inverse de la justice commutative qui établit une égalité arithmétique, la justice distributive établit une égalité géométrique. Elle distribue selon le mérite, faisant cas des inégalités entre les personnes.

Le libéralisme politique rawlsien tire les principes de la justice de l’opinion que vont en avoir les acteurs de la société après une délibération impartiale. « Les principes de justice, écrit Rawls, sont ceux que des individus libres et rationnels, désireux de favoriser leurs propres intérêts et placés dans une situation initiale d’égalité (ils ne sauraient, comme on l'a dit, ni leur sexe, ni la couleur de leur peau, ni leur milieu d'origine, etc.) accepteraient et définiraient (comme) les termes fondamentaux de leur association » (p. 152-152). Il convient donc que ces principes soient établis à l’issue d’une délibération commune. En vertu de quoi, nous construirions, selon Rawls, la société sur les principes suivants (Libéralisme politique, 1993) : 

1. Chaque personne a droit à un système adéquat de libertés de bases égales pour tous, compatible avec un même système de liberté pour tous.

2. Les inégalités sociales et économiques doivent satisfaire à deux conditions :

a) Elles doivent d'abord être attachées à des fonctions et des positions ouvertes à tous, dans des conditions de juste égalité des chances.

b) Elle doivent procurer le plus grand bénéfice aux membres les plus désavantagés de la société.

La véritable justice pour Rawls n'est pas la justice mathématique, commutative (donner la même chose à tout le monde), mais la justice distributive : on peut accepter les inégalités de revenus, à condition qu'elles contribuent au bien commun et qu'elles soient compensées par une redistribution, voire une "discrimination positive". L'équité, selon Rawls, est un juste mélange de liberté et d'égalité ; elle consiste à donner à chacun la possibilité de développer ses capacités (égalités des chances), quitte à donner plus à celui (celle) qui a moins.

Le principe de différence :

Rawls promeut un libéralisme égalitaire qui repose sur une pensée morale, économique et sociale. S'il n'est pas juste de naître dans telle ou telle catégorie sociale, il n'est pas juste non plus d'être né avec un faible quotient intellectuel ou avec des capacités physiques défavorables (maladies, invalidités…). Il ne faut donc pas seulement prendre en compte les facteurs sociaux, mais aussi les facteurs naturels.

Le "principe de différence" fondé sur l'interprétation de la justice comme "équité" s'énonce ainsi : "Toutes les différences de richesses et de revenus, toutes les inégalités sociales et économiques doivent oeuvrer en vue d'améliorer les conditions des plus défavorisés." 

Les notions de justice et d'équité signifient chez Rawls, l'amélioration de la condition sociale des plus désavantagés par l'établissement d'une égalité des conditions et des ressources, ce qui suppose l'élaboration d'un consensus entre les plus favorisés et les plus défavorisés.

Ce principe de différence indique qu'il faut assurer cette égalité de chances en supprimant non pas toutes les inégalités, mais uniquement celles qui ne seraient pas, au moins minimalement, favorables aux plus défavorisés. John Rawls reprend donc ainsi le principe de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1793 estimant que des distinctions sont acceptables là où elles sont justifiées par l'utilité commune.

Le consensus "par recoupement" :

La conception politique de l'équité que développe Rawls dans Libéralisme politique (1993) suppose que des individus ayant des opinions conflictuelles, mais raisonnables et conciliables par compromis, se mettent d'accord pour réguler les structures de base de la société. La conception politique de la justice est un consensus "par recoupement" (overlapping consensus) fondé sur le dialogue.

Les critiques :

Répondant à certaines critiques concernant le caractère universel de son analyse - elle reposerait en fait sur une conception du rapport entre la société et l'Etat marquée par une tradition spécifiquement occidentale -, Rawls admet qu'elle n'est peut-être pas applicable aux sociétés fondées sur une conception théocratique dominée par la confusion du politique et du religieux et donc sur une définition préalable de la "vérité" ne souffrant aucune discussion. Outre la mise en cause de son universalité, les principales objections qui ont été faites à la thèse de Rawls sont de trois ordres :

  • Rawls n'accorde pas suffisamment d'importance au mérite (la méritocratie) : une société est juste, les institutions sont bien ordonnées si elle donne aux individus en fonction de la valeur de leur contribution à la société. Variante aristotélicienne : déterminer la meilleure adéquation entre les talents de l’individu et leur rôle social (les meilleures flûtes vont aux meilleurs joueurs)
  • La valeur des choses est fondée sur l'utilité (l'utilitarisme) : si les institutions permettent de maximiser le bien-être, si elles permettent la somme de satisfaction la plus élevée pour l’ensemble des sociétaires, elles sont justes. La valeur des choses est fonction de leur utilité, il n’y a pas de valeur intrinsèque des choses ou des êtres.
  • La valeur suprême est la liberté (les libertariens) : je suis propriétaire de moi-même. L’individu est souverain et ne peut pas être contraint par une quelconque emprise ou entreprise collective. Toutes les transactions sont justes si elles sont volontaires. La justice se déduit du respect des droits individuels fondamentaux et du respect des termes initiaux du contrat. Ce que j’améliore par mon travail devient mien.
  • Le droit doit refléter le mouvement des moeurs : s'inspirant des analyses de Montesquieu, Amartya Sen (Prix Nobel de sciences économiques 1998) affirme que le droit, loin de se limiter à poser des principes généraux de justice, doit refléter le mouvement des mœurs. Amartya Sen met en avant la notion de "capabilité" et critique la limitation de la liberté rawlsienne au seul critère financier, au détriment de tous les autres facteurs, notamment culturels (la pauvreté n'est pas seulement financière) et biologiques (le genre). 
  • Les acteurs sociaux n'obéissent pas toujours à des motifs rationnels : la théorie de Rawls est fondée sur un principe contestable : la rationalité des acteurs sociaux. Rawls ne tient pas suffisamment compte des passions humaines. Les acteurs peuvent agir contre leurs propres intérêts pour contrecarrer (par "méchanceté", par envie) l'intérêt des autres. Dans l'exemple ci-dessous, on ne peut pas obliger Clara à donner la flûte qu'elle a fabriquée, ni même à la vendre ou à la prêter.

Un flûte pour trois

La singularité de la solution de Rawls est illustrée par un exemple imaginé par Amartya Sen dans The Idea of Justice, 2010, p. 12-15 : trois enfants se chamaillent pour une flûte. Anne est la seule à savoir en jouer. Bob est le plus pauvre, il n’a pas de jouets du tout. Clara a travaillé dur pour fabriquer la flûte. À qui doit aller la flûte ?

Pour l’utilitariste et pour Aristote, à Anne : son plaisir sera le plus grand, elle sait en jouer. Pour le libertarien, pour Locke (et le marxiste), à Clara : elle a droit aux fruits de son labeur. Pour Rawls, il faudrait que les enfants se mettent d’accord."

En admettant le principe de rationalité des acteurs, quel serait, selon vous, le meilleur accord possible ?

Je commence et vous continuez !

Clara a plusieurs possibilités : 

  • Elle peut garder sa flûte pour elle
  • Elle peut donner sa flûte à Anne
  • Elle peut donner sa flûte à Bob
  • Elle peut fabriquer deux autres flûtes... (il y en a d'autres !)

Réfléchissez à chaque fois sur l'adéquation entre la possibilité évoquée et les principes d'égalité et de liberté énoncés par Rawls. Par exemple, Clara peut garder sa flûte pour elle, car le principe de liberté interdit de l'obliger à faire quelque chose qu'elle ne veut pas faire. Il s'ensuit qu'Anne ne pourra pas jouer de la flûte, alors qu'elle est la seule à savoir en jouer et que Bob n'aura pas de flûte. Si elle donne sa flûte à Anne, elle suit le principe aristotélicien de la répartition des biens selon le mérite (les flûtes vont aux joueurs de flûte), mais il s'ensuit que le plus défavorisé (Bob) n'aura pas de flûte et qu'elle n'en aura plus puisqu'elle l'a donnée à Anne.

A vous de jouer !

 


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