La « contingence » un outil de répartition des richesses ?

par Pierre Squara
jeudi 5 janvier 2012

Un premier niveau de Justice, objectif politique primordial, serait, à tout le moins, de préserver dans la Cité moderne ce que la jungle primitive donnait déjà : la faculté d’aller et de venir, de vivre en famille, de se fabriquer un abri pour dormir et d’assurer sa subsistance en échange d’un travail élémentaire. 

Plus de justice, serait en second lieu d’apporter à l’individu un peu plus que la jungle primitive : la sécurité, la défense des biens élémentaires et du fruit du travail. C’est donc une solidarité, une mise en commun, la simple addition de moyens de défense particuliers. Ce que la Cité offre à chacun, chacun doit le rendre en contribuant le cas échant à l’aide de son voisin.

Mais la politique doit être plus ambitieuse que la simple mutualisation des moyens. Une Cité doit créer de la synergie ; c'est-à-dire une organisation par laquelle la richesse collective dépasse la somme des richesses individuelles. On doit ainsi recevoir plus qu’on donne ! Tous les animaux « politiques » ont compris cela. Les lions chassent en bande, parce qu’ils savent que de la sorte ils mangent mieux et se fatiguent moins. Le psychologue appelle cela un effet de groupe, l’économiste, de la valeur ajoutée. Ces deux composantes de la richesse sont le vrai bénéfice à vivre en la Cité. L’effet de groupe n’a pas d’unité de valeur, il n’est pas une marchandise. Le plaisir, le gain de temps, l’entraide, la fraternité, la sécurité se partagent facilement, chez les hommes comme chez les lions, par simple dilution comme un sirop dans l’eau. En revanche, la répartition équitable de la valeur ajoutée, comme celle de l’antilope, s’avère plus délicate car elle n’est pas spontanée. Elle doit être décidée et c’est là que le génie politique est nécessaire. La valeur ajoutée est créée par tous mais tous n’y contribuent pas également. Une répartition équitable, admise par l’ensemble, est non seulement juste mais nécessaire pour que chacun donne le meilleur de lui-même. Si l’on n’y trouve pas d’intérêt immédiat pourquoi travailler avec le groupe, avec la Cité ? Pourquoi rester un animal politique ? Autant devenir “anarcha“ !

Comment donc répartir la valeur ajoutée d’une manière reconnue juste par tous ? En dehors d’expériences limitées tels les phalanstères, les sovkhozes et les kibboutzs, ou l’enthousiasme aplanissait les imperfections, on peut dire qu’on n’y est pas encore arrivé de manière satisfaisante et durable. Il ne faut certes pas renoncer. C’est probablement la prochaine grande exigence de la conscience humaine. Le projet philosophique du siècle à venir est là.

Puisque la politique est la science des sciences, celle qui est, plus que toute autre, architectonique, allons chercher notre clé de répartition sans tabou aucun. Après tout, c’est parfois jusque dans la pourriture qu’on va tirer le meilleur vin !Sans prétention mais non sans arguments, voici comment je poserais le problème.

Depuis les grecs anciens jusqu’à récemment, tout phénomène de l’univers était considéré comme résultant du hasard ou de la nécessité. Jacques Monod en a fait un titre fameux en 1970. En réalité, les physiciens d’aujourd’hui nous disent qu’il y a, non pas deux, mais trois types de phénomènes naturels. Les phénomènes aléatoires (ou stochastiques) sont entièrement liés au hasard comme celui qui fait tomber la pièce sur pile ou sur face. Les phénomènes obligatoires ou déterministes sont prédits par des lois connues (assimilable à la nécessité). Il en est ainsi du vol d’un avion ou de la flottaison d’un bateau. Enfin, les phénomènes chaotiques qui, tout en répondant à des lois connues plus ou moins complexes, sont difficilement prévisibles car ils sont très dépendant de conditions initiales souvent cachées. Ne croyez pas que je m’égare. Suivez-moi sur ce terrain chaotique. Vous allez voir qu’il peut-être fécond !

Si l’on plante, par exemple, deux arbres identiques au même endroit, il se peut que l’un grandisse bien et l’autre pas. Les conditions initiales, apparemment comparables, ne sont jamais parfaitement identiques. L’un des arbres est obligatoirement plus que l’autre exposé aux vents dominants, au soleil, au ruissellement, aux parasites, à une infinité de paramètres connus ou inconnus qui déterminent le résultat final avec des différences minimes ou bien considérables. Pour illustrer cette incertitude et les conséquences, parfois invraisemblables qui découlent des conditions initiales dans un système chaotique, Edward Lorentz inventa cette provocation devenue célèbre : « Le battement d’une aile de papillon au Brésil peut-il entrainer une tempête au Texas ? ». On s’est aperçu que si l’on attend suffisamment longtemps, il y a peu de phénomènes parfaitement déterministes. La rotation des planètes, elle-même, serait un phénomène chaotique si l’on veut bien attendre 200 millions d’années. L’astéroïde qui viendra perturber le système solaire est peut être déjà parti de quelque lointaine galaxie.

Ainsi, les mathématiciens s’amusent à déterminer dans quelle circonstance tel phénomène est de nature chaotique ou non. Ils représentent cela par des systèmes d’équations assez simples ou par des courbes souvent fort belles qu’ils appellent ”attracteurs étranges”. Ces jeux dépassent mes capacités mais on peut spéculer, sans crainte de se tromper, que la plupart des activités humaines répondent plus au modèle chaotique qu’au hasard ou à la nécessité. La même idée, portée par des hommes de conviction, de compétence et de courage identiques et par là même, de mérites intrinsèquement comparables, peut donner dans un premier cas un succès planétaire et dans l’autre une faillite piteuse. Il s’en faut parfois de trois fois rien, tout au début de l’histoire : un règlement local, un événement fortuit, le battement d’un cil ou… d’une aile de papillon !

On peut donc faire l’hypothèse raisonnable que le modèle chaotique est la plus proche représentation théorique disponible de la valeur ajoutée. Or, il faut bien appliquer un modèle théorique à notre clé de répartition, sauf à faire aveu d’impuissance ou d’injustice ! Nous n’avons pas ici l’alpha et l’oméga de la création de richesse mais sa formule de base, qu’on pourra enrichir si nécessaire.

Si vous me suivez bien, la création de richesse reconnaitrait donc trois déterminants élémentaires : 1) Le travail des hommes (qu’on reverra) 2) la Cité sans laquelle la notion même de synergie entre les hommes n’existerait pas et enfin, 3) l’ensemble des relations chaotiques entre l’homme, la Cité et la valeur ajoutée. Ce chaos, cette malice des choses, Machiavel l’avait aussi pressentie et l’appelait la ”fortuna”. Disons plus simplement la ”Contingence”. Au sens habituel, la contingence est ce qui n’est pas nécessaire. Cela convient bien ici.

Pour bien comprendre, appliquons notre modèle à trois exemples concrets. Dans le premier, le travail des hommes est à l’évidence prédominant, dans le deuxième, c’est la Cité, dans le troisième c’est la ”fortuna”, la Contingence. Dans les trois exemples, pourtant, il n’y aurait pas de valeur ajoutée sans la combinaison des trois déterminants.

 

L’exemple de la mayonnaise.

On connait les ingrédients et la recette. Il faut battre un jaune d’œuf en incorporant petit à petit un filet d’huile. Pourtant quiconque a déjà essayé l’exercice sait que le résultat est incertain si l’on ne maitrise pas une ou deux conditions initiales. D’abord, le jaune d’œuf doit être à température de la pièce, ensuite, les choses seront grandement facilitées en commençant à battre le jaune avec une petite cuillérée de moutarde. Si on ne connait pas ces deux astuces, ces deux conditions de départ, le succès est incertain, indépendant de la qualité de l’œuf ou de l’huile tout autant que de l’énergie qu’on va mettre a manier la fourchette. 

Ainsi, la mayonnaise doit-elle beaucoup au travail de l’homme, un peu à la Cité (qui facilite tout de même la disponibilité des ingrédients ou d’un batteur électrique), et un peu à la Contingence, dont la maîtrise, assez simple ici, s’apparente à un savoir faire. Cet exemple est transposable à bien des activités de proximité, l’artisanat, le petit commerce, la profession libérale et plus généralement aux métiers. 

L’exemple de Microsoft.

Si Bill Gates était né au milieu du Sahel que serait-il advenu ? Il aurait appliqué son génie à l’environnement local et peut-être trouvé le moyen d’enrayer la progression du désert, de mieux nourrir sa famille, sa tribu, son village. Dieu sait ce qu’il aurait inventé, mais il n’aurait pas créé Microsoft. En revanche, quelques mois à peine après lui, un autre américain aurait mis au point un prototype aux fonctions proches de Windows. Au départ ce prototype aurait été différent, à coup sur, mais poli par le temps et les besoins de la Cité, on aurait fini par aboutir à la même chose.

Si l’on admet cela, on s’aperçoit qu’avant Bill Gates, c’est bien la Cité américaine qui fut le principal créateur de Microsoft. Comme la fonction créé l’organe, le besoin créé l’outil. La cité détermine l’expression des besoins à combler et donne les moyens pour le faire.

 

Cet exemple est transposable à la plupart des inventions y compris artistiques, aux banques, aux assurances. La genèse d’un produit et celle d’une entreprise dépendent principalement d’un environnement et la valeur de l’un comme de l’autre est très liée à la Cité qui les héberge, les motive et les promeut. Les américains aujourd’hui, les italiens de la Renaissance, les égyptiens de l’Antiquité n’étaient pas plus intelligents ou plus courageux que les autres mais leur cité était plus prospère, plus féconde, plus génératrice de progrès

 

L’exemple Bouygues.

Au début des années 1980, Bouygues est une grosse entreprise de bâtiment comme une autre et remporte de haute lutte la construction de l’université de Ryad ; à ce jour encore, l’un des plus gros chantiers de bâtiments jamais réalisé. Le contrat est signé pour 1,7 milliards de dollars, le dollar vaut alors moins de 5 francs. Lorsque le projet est livré en 1984 le dollar vaut 8,5 francs ; quelque six milliards de francs de bonus imprévus. Le chantier du siècle devient l’affaire du siècle, la trésorerie de Bouygues est multipliée par cinq. La grosse boite devient numéro 1 mondial et va pouvoir se diversifier dans les médias et la téléphonie. Ce jour là, la Contingence était bonne fille, elle a modifié la formule comptable du moment et augmenté la valeur du travail de Bouygues de 70%. Si le dollar avait suivi un chemin inverse, elle aurait tout aussi bien entrainé sa ruine. Cet exemple est très facilement généralisable à bien des activités d’affaire.

 

La Contingence n’est donc ni le hasard de la chance ni la nécessité de la physique. C’est une notion intermédiaire, une chance dirigée, une formule incertaine dont le résultat moyen peut se mesurer statistiquement à un moment donné. Mais la plupart du temps, cette probabilité là, nul ne la maitrise vraiment car elle dépend de trop de paramètres extérieurs à l’homme. Echouer n’est pas tant infamant, gagner n’est pas tant méritoire. Malheureusement, puisqu’on ne sait pas évaluer la Contingence, elle impacte positivement ou négativement toute entreprise humaine et entraine de terribles distorsions dans la répartition de la valeur ajoutée sans rapport avec le mérite individuel.

Pour pallier à la Contingence qu’il ne maitrise pas, le forestier plante plus d’arbres que nécessaire puis, après un an ou deux, sacrifie les avortons. Notre société fait de même avec les entreprises et les hommes ! Nous y reviendrons souvent dans la deuxième partie.

· La justice politique c’est donc de garantir au minimum minimorum que chacun pourra jouir d’un abri, de la liberté de mouvement et de son droit naturel à vivre du fruit de son travail. 

· Le génie politique c’est favoriser la création de synergie dans la Cité en permettant à chacun d’en recevoir une part équitable et donc de trouver un intérêt au projet collectif.

· Définir une part équitable doit tenir compte du fait que toute valeur reconnait trois composantes : le travail des hommes, la Cité, la Contingence.

 

Extrait de « Révoltez-vous ! ou la Politique expliquée à mes enfants » (Youscribe)


Lire l'article complet, et les commentaires