Le capitalisme de catastrophe : comment gagner de l’argent sur le dos du malheur

par Francis, agnotologue
jeudi 29 mai 2008

Naomi Klein, de passage à Paris à l’occasion de la publication chez Actes Sud de son livre "La Stratégie du chaos", était interviewée ce matin sur France Culture par Ali Baddou. Voici la retranscription aussi fidèle que possible de l’interview. Les propos de Naomi Klein étaient traduits en direct, par Michel Slotowski. Le scripteur a fait le choix de ne pas reformuler, afin de ne pas influencer les lecteurs par sa propre compréhension.

Nota : pour alléger la lecture, on n’a pas utilisé les ponctuations habituelles, et seules les questions d’Ali Baddou sont retranscrites en italique.

Interview :

Ali Baddou  : Votre ouvrage est une réflexion sur ce que vous appelez le "capitalisme de désastres". Première question, la stratégie du choc, qu’est-ce que c’est ?

Naomi Klein : C’est une philosophie du pouvoir et ce que je dis dans le livre c’est que ce modèle économique souvent appelé capitalisme sauvage n’a pas entraîné le monde dans la démocratie et la liberté comme on l’a souvent entendu, mais exploite intentionnellement ce choc et ce chaos. Nous le savons dans les étapes précédentes du capitalisme, mais l’étape actuelle du capitalisme qui a trente ans depuis l’époque de Reagan et de Thatcher change un petit peu l’histoire officielle, celle qui est racontée par les vainqueurs, et maintenant que cette idéologie est en crise, il est temps d’avoir une vision plus réaliste de la façon dont différents désastres et différentes situations de désorientation ont préparé le terrain pour faire avancer des politiques qui ne sont pas populaires et auxquelles on s’oppose avec véhémence.

AB : Pour comprendre cette vision réaliste, il faut avoir l’image du choc. Pour comprendre cette image, il faut imaginer ce système de torture mis en place par la CIA ces dernières années. Pourquoi est-ce que ce choc il faut le chercher dans ces situations de torture ?

NK : Ce livre a commencé avec ma recherche faite à Bagdad en 2004. En fait, je couvrais la guerre pour les journaux nord-américains. Quand je suis rentrée de Bagdad, j’ai senti que je devais comprendre ce qu’était ce choc parce que ça c’était la métaphore, l’invasion américaine "choc et terreur" était le slogan pour la transformation économique de l’Irak, la thérapie du choc et quand les premières photos d’ABou Graïb ont été publiées, j’ai commencé à lire les manuels de la CIA : "Comment mettre des individus en situation de choc" qui est défini comme une situation de régression, et là ça ouvre une fenêtre où l’on peut arriver à faire faire aux prisonniers ce que l’on veut. Et donc j’ai compris que cette stratégie s’appliquait à tout l’Irak, pas simplement pour quelques prisonniers. Tout le pays mis en situation de choc et de terreur était par là soumis à la volonté des Nations unies. Cette méthode de torture était une méthode pour mettre en place et appliquer des méthodes politiques et économiques qui n’étaient pas du tout populaires. Et ça m’a permis aussi de voir ce qu’était la psychologie au travail dans ce qu’on appelle le capitalisme du désastre.

AB : C’est le fil que vous tirez pour expliquer ce que vous appelez le capitalisme du désastre. On connaît les profiteurs de guerre, Naomi Klein, ils existent depuis qu’existent les guerres. Mais vous parlez d’un système nouveau. Comment fonctionne-t-il ?

NK : Il est à la fois ancien et nouveau. Le président américain Dwight Eisenhower avait averti dans son dernier discours après la guerre de la montée du complexe militaro-industriel. Ce que je décris dans ce livre c’est ce complexe militaro-industriel. C’est beaucoup plus important que ceux qui fabriquent des armes et les sociétés d’ingénierie que nous avons construites tout de suite après la guerre. Il y a maintenant l’obsession de privatisation. Tout a été privatisé. Black Water, par exemple, c’est la société qui se bat en Irak. Ce sont des sociétés privées qui s’occupent des anciens combattants qui rentrent d’Irak. Lorsqu’il y a des épidémies, ce sont des sociétés privées de vaccination qui font des profits. Quand il y a pénurie de nourriture, ce sont des sociétés agroalimentaires qui font des bénéfices. Les semences vendues par les sociétés privées sont préparées à des systèmes dans lesquels l’atmosphère ne sera plus la même qu’aujourd’hui. Par exemple, ce qui s’est passé après l’ouragan Katrina, il y a eu énormément de sociétés privées qui ont vendu des secours, du sauvetage aux rescapés, et ça n’a pas fait baisser les cours. Il y a très peu d’analyses excepté du côté de la gauche qui disent "oui, le capitalisme est en crise, regardez ce qui se passe en Irak, regardez le réchauffement global, tout le système va s’effondrer". Mais moi je dis quelque chose d’un peu différent. Ce que je dis c’est que le marché s’adapte à un marché qui sera fait de crises à l’avenir. C’est un nouveau modèle et c’est très inquiétant parce que nous perdons la motivation à sortir de cette ligne qui nous mène au désastre.

AB : Vous savez le reproche qu’on peut vous faire et que vous désamorcez, Naomi Klein, c’est celui de la théorie du complot. Il y aurait une conspiration d’un certain nombre de grandes firmes multinationales qui voudraient mettre la main sur le monde entier ou en tout cas sur ce qui peut leur profiter, et pourtant il n’y a pas de complot.

NK : Je ne pense pas qu’il y ait une conspiration, on m’appelle théoricienne du complot. Non, c’est une stratégie de la part de mes opposants pour critiquer mes recherches, mais l’idée qu’il y a une logique au sein du système capitaliste qui cherche une croissance c’est un fait, ce n’est pas une conspiration. C’est d’ailleurs la théorie qui est au cœur de toutes les théories du marché ! L’incitation au profit est l’incitatif le plus puissant de l’être humain. Ce que je recherche c’est où cette logique est placée à l’époque moderne. Et, dans mon livre, les preuves pour cet argument proviennent des économistes eux-mêmes et des politiciens. Il y a un corps de recherche, disons principalement à gauche que l’on ignore. C’est la théorie des crises, de l’utilité des crises, et je fonde mes arguments sur un corps de recherche sur les littératures que j’ai découvertes qui montrent qu’il a été impossible d’imposer une thérapie de choc économique sans une préparation. Ça peut être une hyper inflation, ça peut être un choc politique, ça n’a pas été suffisamment étudié. Ça a été étudié par le Trésor américain, par la Banque mondiale, par des économistes très célèbres comme Milton Friedman. Il est très important que cette information soit divulguée parce que l’information elle est là, et il nous faut nous préparer pour le prochain choc.

AB  : Justement, il y a un spectre dans votre livre Naomi Klein, une sorte de fantôme, c’est justement celui de Milton Friedman mort en 2006, et celui des Chicago boys, on a avec lui la matrice théorique de ce système-là, ce système qui fonde son approche du profit sur trois principes : la privatisation, la déréglementation et la réduction draconienne des dépenses sociales. Pourquoi avoir trouvé l’origine, la souche dans le travail de Milton Friedman ?

NK : Je vais être très claire : si Milton Friedman n’avait pas existé, quelqu’un d’autre aurait joué ce rôle. Ses idées viennent du marché lui-même, de Wall Street, et la croisade de Milton Friedman vers la privatisation, vers la déréglementation vers la coupe drastique des dépenses sociales, c’est une contre révolution aux Etats-Unis contre le New deal et donc, vous savez, après la dépression c’est la gauche qui est arrivée au pouvoir, les syndicats sont devenus beaucoup plus puissants et le capital a dû partager son pouvoir, et il y a eu une guerre des classes des riches contre les pauvres, et si vous regardez cette politique depuis Reagan, il y a eu vraiment de grosses réussites, et Milton Friedman a popularisé cette théorie et reçu des budgets par les corporations les plus puissantes.

AB  : Il y a le versant théorique de votre travail Naomi Klein, et il y a aussi l’approche pratique, l’enquête de terrain, le travail de journaliste, "observateur au plus près des désastres". Vous vous êtes rendue à la Nouvelle-Orléans, en Louisiane, après Katrina, et c’est un assez beau cas d’école, et j’emploie l’expression à dessein de ce qu’il se passe dans cette stratégie du chaos, notamment à travers l’école, justement. Le système d’enseignement public, décrivez-nous ce qui se passe après le passage de l’ouragan.

NK : Je crois que c’est quelque chose que les gens ne comprennent pas très bien au sujet de la Nouvelle-Orléans. On entend toujours que l’administration Bush a été incompétente, que c’étaient des crétins. Mais, si on va à la Nouvelle-Orléans, on réalise que ce n’est pas de l’incompétence ce que l’on voit. Au contraire, c’est un processus extrêmement efficace qui a complètement détruit la sphère publique après Katrina. On a utilisé Katrina comme paravent, en tant qu’excuse, et un très bon exemple en est le système scolaire. Il n’y a pas grand-chose qui reste aux Etats-Unis qui n’ait pas encore été privatisé. Il restait l’école, et Milton Friedman a considéré que l’école était le dernier bastion du socialisme et, à l’âge de 94 ans, il a écrit un article qui a été publié dans un journal américain qui disait que le fait que les parents, les enfants et les instituteurs étaient hors de la Nouvelle-Orléans à la suite de l’ouragan c’était une tragédie, mais c’était aussi une occasion de refonder le système éducatif et de le privatiser et c’est exactement ce qui s’est passé. La Nouvelle-Orléans est maintenant le laboratoire de l’éducation privée aux States. Avant le cyclone, il y avait sept écoles privées, aujourd’hui il y en a plus de quarante. Même chose avec les HLM qui ont été complètement détruites et remplacées par des copropriétés et des hôtels. L’administration bush n’est pas incompétente quand il s’agit de s’occuper des gens et de faire leur travail de gouvernant, mais en fait ils œuvrent pour les gens qui paient pour leur réélection.

AB : Avec des raids qui surviennent contre la sphère publique au lendemain de grands cataclysmes, il faut lire ce que vous racontez au sujet de la Nouvelle-Orléans il faut aussi raconter ce que vous dites d’un tout autre contexte, le Sri Lanka juste après le tsunami, qui a vu une extraordinaire opération spéculative.

NK : Le Sri Lanka, c’était très choquant parce qu’il y avait tant de générosité à travers le monde et, lorsque nous avons vu les ravages du tsunami qui avait détruit les vies de façon tellement chaotique, on a voulu reconstruire ce qui avait été ravagé par cette catastrophe naturelle. Quand j’y suis allée six mois après la catastrophe, j’ai vu quelque chose qui représentait beaucoup plus que de l’ingénierie sociale : les côtes qui avaient été dévastées par la vague étaient reconstruites, mais de façon totalement différente. Les gens qui vivaient là-bas ont été relogés à l’intérieur des terres et le bord de mer a été donné aux industries du tourisme. Ce sont des détails qui m’ont le plus surpris : je me suis rendue compte qu’une loi pour privatiser l’eau avait été votée quatre jours après la catastrophe. Alors que 40 000 personnes venaient de mourir, c’était le moment utilisé par les spéculateurs internationaux pour faire passer une politique aussi impopulaire. Ça c’est l’histoire du tsunami au Sri Lanka.

AB : Parce que les sociétés en état de choc, écrivez-vous, abandonnent leurs droits, des droits qu’en d’autres circonstances elles auraient défendus jalousement. On va y venir justement dans ce conflit entre la liberté des marchés et celle des peuples, Naomi Klein, mais il est l’heure de la chronique d’AGS.

 

 

 

 

 


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