Simone de Beauvoir, le deuxième sexe, explication d’un extrait
par Robin Guilloux
jeudi 6 mai 2021
L'auteure :
Simone de Beauvoir, née le 9 janvier 1908 dans le 6e arrondissement de Paris, ville où elle est morte le 14 avril 1986, est une philosophe, romancière, mémorialiste et essayiste française. En 1954, après plusieurs romans dont L'Invitée (1943) et Le Sang des autres (1945), elle obtient le prix Goncourt pour Les Mandarins et devient l'un des auteurs les plus lus dans le monde. Souvent considérée comme une théoricienne importante du féminisme, notamment grâce à son livre Le Deuxième Sexe publié en 1949, Simone de Beauvoir a participé au mouvement de libération des femmes dans les années 1970. Elle a partagé sa vie avec le philosophe Jean-Paul Sartre. Leurs philosophies, bien que très proches, ne sauraient être confondues.
L'œuvre :
Le Deuxième Sexe est un essai existentialiste et féministe de Simone de Beauvoir, paru en 1949. Cet essai est divisé en deux tomes. Le Deuxième Sexe n'a pas été écrit dans un but militant. L'écrivaine a voulu produire une somme à la façon des encyclopédies : tout connaître, tout dire dans les moindres détails. Mais l'essai s'inscrit aussi dans un plus large projet autobiographique. L'ouvrage s'inscrit dans un double cadre philosophique, celui de l’existentialisme et celui de la phénoménologie. Ainsi, son essai n’est pas un simple constat sur la situation des femmes après la Seconde Guerre mondiale ; c’est une œuvre à teneur philosophique, riche de références littéraires, historiques, sociologiques, biologiques et médicales. Le credo qui paraît en filigrane tout au long des pages est bien qu’aucune femme n'a de destin tout tracé. Simone de Beauvoir, excluant tout déterminisme chez l’humain, s'intéresse donc autant à l'infériorisation de la femme en tant que fait, qu'à ses causes, qui ne sauraient venir de quelque ordre naturel. L'existentialisme implique aussi l'entière responsabilité humaine : ainsi, Beauvoir incrimine presque autant les femmes, dont elle dénonce la passivité, la soumission et le manque d’ambition, que les hommes, qu'elle accuse de sexisme, de lâcheté et parfois de cruauté. Elle estime en conséquence que l'émancipation féminine réussira grâce à la volonté solidaire des hommes et des femmes. Selon elle, les deux grands faits qui permettraient à la femme de s'émanciper sont le contrôle des naissances et l'accès au monde du travail. A sa sortie, l'ouvrage est violemment critiqué notamment par les intellectuels catholiques mais également par les communistes. Le livre est néanmoins immédiatement un succès. Le Deuxième Sexe s’est vendu à plusieurs millions d'exemplaires dans le monde, traduit dans de nombreuses langues. Il reste à ce jour une référence majeure de la philosophie féministe. (source : wikipedia)
Le texte :
"Sans doute est-il impossible de traiter aucun problème humain sans parti pris : la manière même de poser les questions, les perspectives adoptées supposent des hiérarchies d’intérêts ; toute qualité enveloppe des valeurs ; il n’est pas de description soi-disant objective qui ne s’enlève sur un arrière-plan éthique.
Au lieu de chercher à dissimuler les principes que plus ou moins explicitement on sous-entend, mieux vaut d’abord les poser ; ainsi on ne se trouve pas obligé de préciser à chaque page quel sens on donne aux mots : « supérieur », « inférieur », « meilleur », « pire », « progrès », « régression », etc.
Si nous passons en revue quelques-uns des ouvrages consacrés à la femme, nous voyons qu’un des points de vue le plus souvent adopté c’est celui du bien public, de l’intérêt général : en vérité chacun entend par là l’intérêt de la société telle qu’il souhaite la maintenir ou l’établir.
Nous estimons quant à nous qu’il n’y a d’autre bien public que celui qui assure le bien privé des citoyens ; c’est du point de vue des chances concrètes données aux individus que nous jugeons les institutions.
Mais nous ne confondons pas non plus l’idée d’intérêt privé avec celle de bonheur : c’est là un autre point de vue qu’on rencontre fréquemment ; les femmes de harem ne sont-elles pas plus heureuses qu’une électrice ? La ménagère n’est-elle pas plus heureuse que l’ouvrière ? On ne sait trop ce que le mot bonheur signifie et encore moins quelles valeurs authentiques il recouvre ; il n’y a aucune possibilité de mesurer le bonheur d’autrui et il est toujours facile de déclarer heureuse la situation qu’on veut lui imposer : ceux qu’on condamne à la stagnation en particulier, on les déclare heureux sous prétexte que le bonheur est immobilité.
C’est donc une notion à laquelle nous ne nous référerons pas. […] Nous intéressant aux chances de l’individu nous ne définirons pas ces chances en termes de bonheur, mais en termes de liberté." (Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, introduction, 1949)
Le thème du texte est la condition féminine et l'émancipation des femmes.
La thèse de l'auteure est qu'il est "impossible de traiter aucun problème humain sans parti pris". En ce qui concerne la condition féminine et l'émancipation des femmes, elle ne se réfèrera pas à la notion de "bonheur", mais à celle de "liberté".
Ses arguments :
a) Dans les ouvrages consacrés à la femme, l'un des points de vue le plus souvent adopté est celui du bien public, de l'intérêt général, c'est-à-dire l'intérêt de la société telle que chacun souhaite la maintenir ou l'établir.
b) Or il n'y a pas d'autre bien public que celui qui assure le bien privé des citoyens.
c) Les institutions doivent être jugés du point de vue des chances concrètes données aux individus.
d) L'idée d'intérêt privé ne se confond pas avec le bonheur.
e) L'auteure ne se réfèrera donc pas à la notion de bonheur, mais à celle de liberté.
Les exemples :
Simone de Beauvoir donne l'exemple des femmes de harem que l'on déclare "plus heureuses qu'une électrice" et des ménagères (femmes au foyer) que l'on déclare "plus heureuses que l'ouvrière".
Il est impossible de traiter un problème humain sans parti pris car, contrairement aux sciences de la nature comme la physique ou l'astronomie les problèmes humains échappent en partie à l'objectivité. "Il n'y a pas de description prétendument objective qui ne s'élève sur un arrière-plan éthique", c'est-à-dire qui ne s'adosse à des "valeurs".
L'un des points de vue le plus souvent adopté dans la plupart des ouvrages consacrés à la femme est celui de l'intérêt public, c'est-à-dire l'intérêt général : "en vérité chacun entend par là l'intérêt de la société telle qu'il souhaite la maintenir ou l'établir".
Selon Simone de Beauvoir, il n'y a pas d'autre intérêt public que celui qui assure le bien privé des citoyens, c'est-à-dire qui donne aux individus des chances concrètes d'émancipation.
Pour certains, l'intérêt privé se confond avec le bonheur. Simone de Beauvoir donne l'exemple des femmes de harem et des électrices. Les femmes de harem ne sont-elles pas plus heureuses que les électrices ? Les ménagères (les femmes au foyer) ne sont-elles pas plus "heureuses" que les ouvrières ?
Or, il est impossible de mesurer le bonheur d'autrui. Certaines sont plus "heureuses", d'autres non. En tout état de cause, "il est toujours facile de déclarer "heureuse" la situation qu'on veut imposer : "ceux qu'on condamne à la stagnation, en particulier, on les déclare heureux sous prétexte que le bonheur est immobilité".
En d'autres termes, les adversaires de l'émancipation féminine choisissent comme critère le bonheur et définissent le bonheur par l'immobilité, c'est-à-dire par l'absence de risques. Une femme qui travaille, qui a une vie professionnelle qui prend des risques, n'est pas forcément "heureuse", mais le but de la vie humaine est-il le bonheur défini par l'immobilité, la "stagnation" ?
Le bien public pour Simone de Beauvoir c'est ce qui assure le bien privé des citoyens. Le "bien public" n'est donc pas contraire au bien privé, mais doit assurer le bien privé.
Simone de Beauvoir juge les institutions selon leur capacité à assurer le bien privé des citoyens.
Toutefois, le bien privé ne saurait être le bonheur comme le veulent les utilitariste anglais comme John Stuart Mill : assurer le plus grand bonheur au plus grand nombre car le bonheur peut être aliénation, stagnation.
Le véritable bien privé, selon Simone de Beauvoir, n'est pas le bonheur, mais la liberté. Les institutions ont donc pour fonction d'assurer le bien privé et non de maintenir ou d'assurer le bien public (le bonheur) s'il s'oppose au bien privé (la liberté). Le bonheur est du côté de l'essence, alors que la liberté est du côté de l'existence, de la transcendance.
Leur véritable fonction est d'assurer le bien privé, c'est à dire de donner à chacun ses chances en termes de liberté, non de bonheur car le bonheur est une notion vague qu'il n'est pas possible de mesurer et qui peut servir à des fins idéologiques, c'est-à-dire recouvrir les intérêts de ceux qui condamnent les femmes à la stagnation : "il est toujours trop facile de déclarer heureuse la situation qu'on veut lui imposer : ceux qu'on condamne à la stagnation, on les déclare heureux sous prétexte que le bonheur est immobilité".
Simone de Beauvoir refuse donc de se référer à la notion de bonheur, trop vague, trop relative (le bonheur des uns n'est pas celui des autres) et trop marquée idéologiquement par les intérêts des mâles dominants à maintenir les femmes dans un rôle subalterne en les déclarant "heureuses".
La notion de "bonheur" est relative : "Grossesse et maternité seront vécues de manière très différente selon qu’elles se déroulent dans la révolte, dans la résignation, dans la satisfaction, dans l’enthousiasme" (Le Deuxième Sexe, tome 2)
Ceux qui se réfèrent à la notion de "bonheur" (des hommes pour la plupart) ne laissent pas la parole aux femmes, mais parlent à leur place. Les femmes sont heureuse de rester au foyer, de s'occuper des tâches ménagères et des enfants. Un point c'est tout. Elles sont heureuses parce qu'elles sont heureuses. Elles sont heureuses de correspondre à ce pour quoi elles sont faites. C'est un raisonnement tautologique qui traduit la violence de la domination masculine qui fonde la répartition des tâches sur des différences biologiques.
Simone de Beauvoir se référera donc non pas à la notion de "bonheur", mais à la notion de "liberté". Le rôle de l'institution n'est pas d'assurer le bonheur des femmes, mais d'assurer leur liberté, c'est-à-dire leur capacité à choisir ce qui est bon pour elles et non de choisir pour elles.
Simone de Beauvoir insiste sur la liberté des femmes car à l'époque où elle écrit (moins encore qu'à l'époque actuelle, mais il reste des progrès à faire), l'émancipation féminine n'est pas accomplie.
Certes, les femmes ont acquis le droit de vote, mais elles n'ont pas la liberté financière : elles n'ont pas le droit d'ouvrir un compte en banque sans l'autorisation de leur mari - , ni la liberté de leur corps : la contraception n'existe pas et l'avortement est lourdement pénalisé.
Voilà pourquoi l'émancipation féminine est un combat, elle n'est pas acquise, mais arrachée de force aux institutions qui ont intérêt à maintenir le statu quo au nom de "l'intérêt général" : "On ne naît pas femme : on le devient. Aucun destin biologique, psychique, économique ne définit la figure que revêt au sein de la société la femelle humaine" (Le Deuxième Sexe, tome 1)
Toutefois le combat contre l'institution pour qu'elle agisse en faveur de l'intérêt des femmes ne suffit pas car l'institution n'est que le reflet des mentalités. Simone de Beauvoir estime en conséquence que l'émancipation féminine réussira grâce à la volonté solidaire des hommes et des femmes.
Selon elle, les deux grands faits qui permettraient à la femme de s'émanciper sont le contrôle des naissances et l'accès au monde du travail (à travail égal, salaire égal), ce qui suppose, concrètement, pour les femmes mariées ou vivant en couple le partage des tâches ménagères et de l'éducation des enfants.