Attendre

par C’est Nabum
jeudi 21 avril 2016

La pire des tortures …

Mais quelle est donc cette souffrance qui me fait tourner en rond comme un lion en cage ? Je perds alors toute notion du temps. Il s’étire sans fin, ne cesse de me donner tourments et inquiétudes. Je suis incapable de faire autre chose, j’attends et j’enrage, je m’énerve et je m’inquiète. Je suis tout entier pris par ce temps qui, soudain, n’a plus d’autre raison d’être que dans cette interminable impatience qui m’obsède.

Je fais partie de ces gens qui, bien que n’ayant jamais le moindre instrument de mesure de l’heure, ne supportent pas pour eux-mêmes et pour les autres le moindre retard. J’avoue être passé de mode ; la chose semble être devenue une sorte de politesse de bienséance. Il convient de différer son arrivée, de laisser une marge de confort à celui qui vous reçoit. L’habitude a été prise à l’école ou bien rares sont désormais les cours durant lesquels tous les élèves arrivent en rangs serrés. Il y a toujours des réfractaires à la ponctualité : cette politesse qui n’est plus de bon aloi.

Le téléphone portable dans ce domaine a fait bien des dégâts. Il est si commode d’avertir du moindre incident, du plus petit retard qu’il doit pousser les gens à se donner tant de temps de marge qu’elle finit par déborder du cadre. Il suffit alors d’un petit appel pour se croire exonéré de la précision horlogère. Les bonnes excuses s’ajoutant les unes aux autres, le délai ou bien le débours qui met à la bourre prennent des proportions alarmantes sans que nul ne s’en inquiète. Pourtant on s’accorde ce fameux quart d’heure de toutes les régions.

Mais je suis un idiot qui se refuse à disposer de cet appareil à différer le temps. Je reste campé sur l’accord conclu, sur le rendez-vous fixé et j’attends sottement quand l’autre cherche vainement à m’envoyer les raisons de son imprévoyance. Je deviens fou, je me rends dix fois pour guetter au loin, comme ma sœur Anne, la route qui poudroie et l’inquiétude qui me noie !

C’est une torture : je me ronge de l’intérieur, j’enrage et je perds toute patience. Chaque bruit de voiture me fait sursauter, j’espère ; je compte mentalement les véhicules qui passent me disant qu’au dixième, je vais prendre une décision. Naturellement, je suis incapable de faire autre chose qu’attendre. Lire, écouter la radio, écrire, rien n’est désormais accessible à celui qui a perdu toute mesure. J’attends et je ne sais faire que ça !

Puis l’ami arrive. Il s’était endormi. Je fais bonne figure : il n’est pas question de lui montrer combien son retard a été douloureux. Nous nous hâtons simplement de partir pour aller canoter sur le canal et essayer par là- même mon nouveau canoë, celui qui va me permettre de réaliser notre « Voyage du Tacon », en le chargeant de tout le matériel nécessaire à l’aventure au long cours.

Cette fois nous sommes sur l’eau. Il fait beau, la nature respire le printemps. Au loin, un héron est aux aguets. Il est en chasse, ce diable de pêcheur d’une patience d’ange. Nous arrêtons de pagayer, nous nous postons à l’affût, silencieux et immobiles. Nous désirons le voir prendre une proie, étendre son long cou, piocher une victime pour se nourrir.

Nous attendons, nous retenons notre souffle. Durant trente minutes, notre attente reste vaine. Monsieur Héron reste le bec dans l’eau, bredouille et non repu. Pourtant, nous ne désarmons pas, nous sommes dans l’attente du coup gagnant. Curieusement, cette fois, cette attente ne me met pas les nerfs en pelote. Je suis serein, parfaitement calme, attentif au moindre mouvement du pêcheur.

Pourquoi ce changement ? Faut-il apporter une réponse à ce qui ne se peut expliquer ? Je suis bien, je profite du doux soleil, de ce décor magnifique : cette attente est bienfaisante. L’homme est ainsi fait, capable de trésors de patience à certains moments quand, l’instant d’avant, c’était parfaitement inenvisageable. Ne cherchez pas à comprendre !

Soudain l’oiseau se détend. Il plonge le bec en bord de canal. Il s’est contenté d’une grenouille. La dame est avalée sans autre forme de procès. C’est la terrible loi de la nature ; il n’y a pas à s’en offusquer. Nous allons nous remettre en route quand l’oiseau s’envole et plonge au milieu du canal. Ce geste est suffisamment rare pour nous étonner et récompenser notre long affût.

Il remonte avec un poisson-chat dans le bec. Il est triomphant. Sa patience a été récompensée, la nôtre aussi. Ça valait la peine d’attendre aussi longtemps. Lequel des deux est le plus sage ? Celui qui tourne en rond pour une broutille ou ce même qui reste immobile à observer un oiseau ? Je vous laisse juger de ce curieux animal qu’est l’être humain. Quant à moi, je reprends ma balade en canoë, je n’ai que trop attendu !

Patiemment vôtre.


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