Être mené en bateau
par C’est Nabum
vendredi 31 juillet 2015
Loup de mer et d'eau douce
Jusqu'à ce que la barque soit pleine.
Vous étiez au bord, sur le quai, à regarder passer les bateaux. Vous étiez quelque peu envieux de la liberté des marins, de ce plaisir que vous imaginiez sans entrave. Pour vous, aller avec eux c'était comme une bouée qui vous sauverait de votre naufrage terrestre, un ballon d'oxygène, une bouteille à la mer …
Vous vous rêviez navigateur, larguant les amarres et les contraintes, criant joyeusement : « C'est la quille ! » avant que de saluer ceux qui restaient au port. Partir, c'est peut-être mourir un peu ; c'est surtout rêver beaucoup, imaginer des mondes nouveaux, des aventures extraordinaires, des rencontres fabuleuses. C'est dénouer l'écheveau de vos misères, c'est partir à l'abordage en dépit de votre âge.
La littérature marine vous a bercé de cette douce illusion ; le clapot des vagues et de vagues promesses illusoires ont fait le reste. Vous vous êtes embarqué dans l'imaginaire, croyant que, sur le pont, les tracas du monde étaient à jamais laissés dans la soute ou bien sur les docks. Vos semelles étaient de vent, vos yeux tutoyaient l'horizon, vous deveniez marin à votre tour, écrivant l'odyssée imaginaire des gens qui ne sont plus à terre.
Puis vous avez découvert l'envers du décor. Point n'est besoin d'être la quille en l'air pour comprendre que le décor est de carton-pâte, qu'il n'est que façade propre à tromper les gogos et les touristes. La réalité est tout autre, faite de contraintes et de corvées, de tracas et de soucis, de dangers et de crises. C'est le monde du goudron et des réparations, des odeurs de gazole et de l'humidité, c'est les petits matins frileux et les gros coups de grain.
Pire encore : il y a les marins qui tirent à boulets rouges les uns contre les autres. La querelle des ego en une bataille navale impitoyable et grotesque. Il faut choisir le bon étendard, se ranger derrière le bon amiral, défendre la juste cause avant que de constater que tout cela n'est que mensonge. Seule la suprématie maritime est en jeu ; vous avez été leurré, victime d'un mirage comme tous les autres matelots de votre espèce : les vaguemestres de la manutention.
Quand vous comprenez la vacuité de ce combat des chefs, quand vous découvrez la triste médiocrité de leurs joutes, vous vous retrouvez à terre, atterré et meurtri d'avoir participé, vous aussi, à cette mascarade. Ils vous ont mené en bateau comme ceux qui vous ont précédé, comme ceux qui vous ont remplacé. Il faut bien du personnel pour assurer la manœuvre, fût-elle belliqueuse ou bien simplement polémiste.
Les bateaux vont et viennent, ils font des ronds dans l'eau. Ils sortent leur voile quand le vent se met de la partie, ils montrent leurs muscles quand la tempête gronde, ils se tournent le dos pour mieux s'entredéchirer tout en vous vendant cette solidarité des gens amers à laquelle vous ne croyez plus vraiment. Vous regardez alors de la rive ce spectacle affligeant : ces bateaux qui coulent la nuit, ces dégradations et ces actes de malveillance qui prolongent la farce.
Ils vous ont mené en bateau. La belle affaire que voilà ! Vous avez échoué dans vos rêves de grandeur, dans votre désir d'aventure. Vous regardez, à votre tour, passer les esquifs ; ils poursuivent ce combat dérisoire qui vous semblait grandiose. Vous n'êtes plus dupe. L'affaire pour vous est entendue, elle est bien bonne et simplement commerciale. Vous y participiez, porteur de vos idéaux absurdes ; vous n'avez que vos yeux pour pleurer ce qui n'était qu'un château de sable …
La barque est pleine, vous avez souqué, vous avez ramé à contre-courant, vous avez rêvé d'accoster sur une île déserte et même, vos dames de nage ont viré de bord. Les bateaux vous ont fait marcher, vous prenez désormais vos jambes à votre col marin pour fuir ce spectacle pathétique. Qu'importe si le théâtre de ces vanités vous sera désormais interdit : vous savez que tout cela n'est qu'artifice et poudre aux yeux.
« C'est curieux, chez les marins, ce besoin de faire des phrases ! » écrivait malicieusement Jacques Audiard. C'est qu'à trop jeter la bouteille à l'encre, ils se sont vidés de toute humanité. Leurs bateaux font des ronds dans l'eau, l'eau passe sous les ponts et vos espoirs, faut-il qu'il vous en souvienne, n'étaient que misérables songes de quelques belles soirées d'été ! Vous même vous vous êtes déshonoré à participer à cette mascarade, mais les blessures sont si douloureuses …
Naufrageurement leur.