Au bistrot

par C’est Nabum
vendredi 16 juin 2023

 

Autre temps …

 

Il fut un temps, je ne sais si je peux l'écrire sans déclencher l'incompréhension et le doute, un lieu où les gens se parlaient, échangeaient des nouvelles, partageaient un verre et des émotions. Ils n'étaient pas importunés ni même obnubilés par un écran invasif, une musique tonitruante qui imposent les lois du commerce et de la France des jeux. Les clients, chose encore plus incroyable, se regardaient dans les yeux sans avoir à consulter une boîte diabolique en se grattant les puces.

Tout juste si à l'écart, une salle de jeux invitait les amateurs de baby-foot et de flipper à se défouler loin des conversations feutrées des consommateurs qui découvraient l'art de faire durer interminablement un verre de bière ou une tasse de café. Parfois, un billard trônait au milieu d'une vaste pièce qui semblait se confondre avec un mausolée, une salle dédiée à un silence ponctué des trois billes qui se choquent.

Les bruits du village estompés, rien n'interdisait de se confier, de répandre sa peine du moment à un tenancier qui derrière son bar, remplaçait avantageusement monsieur le curé qui avait le désavantage de ne jamais partager son vin de messe. Il y avait encore les piliers de l'endroit, buveurs silencieux qui venaient remettre les niveaux à flot autour d'un petit ballon qui finira par leur jouer un mauvais rebond.

Il y avait hélas, un nuage de fumée. Le tabac imposait sa loi néfaste, c'était là le principal désagrément dans cet espace saturé de confidentialité. Ce brouillard garantissait sans doute cette discrétion, ce désir d'échapper au regard inquisiteur des adultes. Le café suppléait la maison des jeunes qui tardait à ouvrir ses portes ou à laisser plus de souplesse à son emploi.

Bistrot, estaminet, troquet, bar, caboulot, mastroquet… tous les synonymes de l'endroit attestaient de l'importance de ce qui se jouait derrière et devant le zinc. Il y avait une forme de cérémonial païen, une liturgie avant de se rendre au lycée, au stade, à la discothèque ou bien de s'en retourner à la table familiale. (C'était aussi un temps où tous les membres d'une famille mangeaient en même temps, mais cette fois je crains de passer pour un affabulateur).

Nous vidions nos poches pour atteindre le montant de la note. Les pièces jaunes avaient en ce temps-là une autre fonction que de faire briller les grandes dames de la République. Parfois, la collecte n'y suffisait pas tandis que le patron d'un air goguenard affirmait qu'il mettrait ça sur notre ardoise sans que celle-ci s'alourdisse de quelques centimes.

En grandissant, nos consommations prenaient des degrés, simplement pour marquer le passage à un état différent avant que de revenir à plus de sobriété. Nous résistâmes très longtemps au ballon de rouge ou de blanc qui marquaient dans nos jeunes cervelles, la distinction, la frontière entre les vieux cons accoudés au bar, et nous autres, les jeunes cons attroupés autour d'une table.

Nous deviendrons sans doute de véritables adultes le jour, où avec un camarade, debout devant le zinc, nous commanderons un verre de vin, pourvu qu'il fût bouché. L'étoilé n'était pas pour nous, nous entrions dans la carrière par la grande porte, en nous convainquant de compétences œnoliques qui nous distinguaient de nos voisins.

Ce fut alors le signal d'un basculement. Le bistroquet prenant le relais de la cellule familiale pour y brûler de longues soirées alors que nous découvrions des libertés qui ne s'accordaient aucune limite. Au terme de ces bacchanales insensés, certains embarquaient à leur bord des camarades pour une virée dont certaines devinrent tragiques.

Ce fut, pour beaucoup, la fin du troquet, le basculement vers une nouvelle existence. La nostalgie jouant son rôle, l'envie vient parfois de retrouver cette ambiance ouatée. Il n'est pas aisé de trouver un havre de paix comme ceux qui nous ont accompagnés. Le bruit remplace les confidences qui du reste sont réservées à la diffusion par SMS.

À contre-pied.

Illustration : Tableaux de Monique Langlois


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