Deux contre dix

par C’est Nabum
mercredi 2 octobre 2024

 

Un coup de pied dans la fourmilière.

 

Il advint que deux matelots s'entendaient comme larrons en foire même si sur leur Melpomène, bateau remarquable puisque le capitaine, grand mélomane devant l'éternel, exigeait qu'un orgue de barbarie et son tourneur fussent à bord. La musique, pensait-il, devait adoucir les mœurs de ces rudes gaillards.

Pour l'heure cependant, à bord de leur goélette, les esprits n'étaient pas à la fête. Un cas de typhus venait de se déclarer au grand dam de tout l'équipage qui se faisait une joie de profiter de l'escale prévue à Dakar afin de tirer des bords à terre pour saisir une occasion dans un estaminet. Pour Jean et Yann nos deux lascars, la perspective d'une quarantaine était d'autant plus insupportable qu'ils n'étaient pas confinés à bord, l'astreinte de garde.

Revenons un peu sur nos deux amis avant que de poursuivre leur folle aventure. Jean était un lorrain qui par amour des rivières avait fini par s'échouer sur la Loire en suivant quelques jupons avant que d'achever ce curieux périple à Nantes où il croisa un breton pure souche qui venait de prendre un engagement sur un trois mats.

Leur rencontre eut lieu, comment pouvait-il en être autrement dans la taverne des trois matelots. Ils se mirent en quête d'un troisième compagnon, le vieux Joe, ménétrier bourlingueur qui ne se séparait jamais de son violon. Leur entente fut si cordiale que Yann suggéra à ces deux comparses de tenter de trouver engagement sur sa Melpomène.

Le capitaine Farlow se réjouit de voir le violoniste tandis que Jean lui avoua jouer de l'épinette des Vosges. Il n'en fallait pas plus pour qu'ils soient tous deux engagés. Yann et Jean devinrent ainsi gabiers, l'un d’artimon et l'autre de misaine tandis que Joe, avec son âge vénérable se retrouva dans la cambuse, ce qui explique qu'au début de notre aventure, il n'était pas concerné par une éventuelle escapade à terre. C'est donc les deux gabiers qui fort marris d'être prisonniers de ce maudit rafiot en quarantaine décidèrent de se faire la belle nuitamment.

Sans rien en dire à leur capitaine pas plus qu'à leur ami, ils se glissèrent sous l'entrepont et de là passèrent discrètement sur le quai pour aller courir leur chance. Celle-ci, la chose ne surprendra personne les conduisit dans un troquet borgne, un établissement fort mal famé puisque dix marins anglais y sirotaient déjà quelques mauvais alcools.

Leur entrée fut saluée par des quolibets venant de ces maudits anglois qui n'avaient pas manqué de repérer le bachi de nos gabiers. Ceux-ci, naturellement chauds du bonnet, passèrent outre les moqueries tant le gosier les démangeait. Ils se mirent en demeure de noyer l'affront dans un excellent vin clairet et une goutte locale.

Tout en buvant du raide et du bon, ils se lancèrent dans un répertoire de corps de garde qui déplut fortement aux représentants de sa gracieuse majesté. Des mots furent échangés, pour ponctuer si besoin était quelques grivoiseries franchouillardes. Un mot plus haut que l'autre venant d'un sujet britannique réclama riposte à la hauteur. Yann en bon breton vint laver l'affront par un joli crochet dans le ventre du malotru.

Ce fut considéré là comme déclaration de guerre dans le camp des plus nombreux qui n'entendaient ne faire qu'une bouchée des deux misérables « froggies ». Ce qu'ignoraient les Anglais c'est que s'ils respectaient scrupuleusement les règles du noble art, de l'autre côté de la manche, les poings ne suffisaient pas à la pratique de la savate.

L’algarade tourna à la rixe, la rixe à la déconfiture pour les plus nombreux. Les adeptes de la boxe anglaise se trouvèrent fort déconfis au premier coup de chausson dans un endroit que je m'interdis de nommer ici. La suite fut du même tonneau et l'affaire rondement menée par nos deux gabiers parfaitement ingambes qui battirent à tour de bras et de pieds leurs malheureux agresseurs.

Fiers de ce tour de force mémorable et ivres d'alcool et de gloire, ils rentrèrent sur le Melpomène le plus discrètement possible. Hélas pour eux ils s'empressèrent de narrer au vieux Joe leurs exploits d'à terre. Ils étaient tous trois sur le pont à chuchoter un récit qui tomba par inadvertance dans le creux d'une oreille aux aguets, celle du second.

L'officier ne fut pas long à sanctionner durement l'incartade des deux gabiers qui ne furent pas mis au violon mais au fer, à fond de cale pour la durée de la quarantaine afin de leur éviter toute envie de retourner à terre et de croiser une escouade de matelots britanniques revanchards tandis qu'il s'empressa de raconter l'affaire au capitaine.

Leur peine purgée, tandis que la goélette quittait le port pour une autre destination, il y eut belle cérémonie sur le pont lors de l'élargissement de nos deux comparses. Le vieux Joe avait été mandé pour leur jouer une gigue endiablée tandis que Farlow en personne leur remettait solennellement leurs deux galons pour avoir rossé comme il se doit dix Anglais.

Sur un bateau français, qu'il soit lorrain ou bien breton, tout marin qui se conduit héroïquement et surtout victorieusement face à l'ennemi héréditaire mérite les honneurs et la reconnaissance de la nation. Il en sera toujours ainsi en dépit d'une entente cordiale de pure forme.

 

 


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