Le Vivre et la Demeure, II

par lephénix
jeudi 20 juin 2024

L’animal humain s’est trouvé, à un moment donné de son aventure vitale, dans la nécessité de « maîtriser la nature » - jusqu’à s’enfermer dans une vision du monde qui le met « en guerre » contre elle... Mais, à plus forte raison, ne devrait-il pas « reconnaître celle de se maîtriser soi-même » ? interpellait Bernard Charbonneau (1910-1996), précurseur méconnu de « l’écologie politique », soucieux de son potentiel d’aiguillon démocratique. Patrick Chastenet convie à se ressourcer dans la pensée du Bordelais comme on redécouvre une proposition de sagesse – comme on adhère à une véritable communauté d’action écologique à la hauteur des enjeux vitaux de l’espèce présumée « responsable » de son devenir comme de celui des autres vivants.

 

Bernard Charbonneau, a vécu son siècle comme celui du totalitarisme (fascisme, nazisme, stalinisme), de la dévastation écologique et de l’avènement d’un monde ultra-technologisé, coupant l’homme des racines de son être comme de son écosystème surexploité. Après Hiroshima, lors d’une conférence à Pau donnée fin 1945, il mettait en garde contre le caractère fondamentalement totalitaire de la science et de la technique associées à la puissance étatique : « L’arme universelle exige l’empire universel. »

La fin prochaine de l’humanité n’était alors plus un « jeu de l’esprit », mais une perspective à envisager – et pensée, déjà, par Gunther Anders (1902-1992)...

Jusqu’alors, Charbonneau ne manquait jamais une occasion de poser la question de l’habitabilité d’une planète machinisée - « loin de conduire nos machines, ce sont nous qui sommes menés par elles ». La nature était pour lui, souligne Patrick Chastenet, «  l’indispensable porte d’entrée qui nous relie au cosmos et à notre liberté ».

Or, si la Technique semble nous affranchir de nos limites naturelles jusqu’au mirage d’une « conquête spatiale » fantasmée en promenade dans les étoiles, « c’est en machine que nous allons servir les machines » puisque nous ne travaillons que pour alimenter le Moloch mécanique et nous asservir toujours plus à une société-machine dont la parenthèse écocidaire est sur le point de se refermer dans le temps long de la planète...

 

« Le système ou la chaos »

 

Le développement exponentiel de l’après-guerre verrouille le devenir de l’espèce dans ce dilemme : « soit le système, avec ses deux variantes, l’Etat totalitaire ou le Meilleur des mondes scientifiques, soit le chaos, c’est-à-dire l’enfer de la crise ou de la guerre. Dans les deux cas, il ne reste aucune place pour la liberté humaine. »

Dans Teilhard de Chardin prophète d’un âge totalitaire (Denoël, 1963), Charbonneau met en garde contre un « Etat mondial qui couvrirait toute la surface de la terre, et qui réglerait en profondeur jusqu’au moindre détail la vie des hommes, pour organiser méthodiquement la réflexion et l’action de toute l’humanité  ».

Lorsque le Conseil de l’Europe décréte que 1970 serait l’« Année de la protection de la nature », Charbonneau constate : « Au plus rouge de notre forge industrielle et militaire, en ce couchant d’un millénaire, un feu vert s’est allumé : la révolte écologique ». Aurait-il été entendu – ou même lu ?

Ainsi, cette année-là, le « souci écologique » fait son entrée dans la rationalité calculatrice d’une France pompidolienne gavée d’abondance factice et d’artificialisation, livrée à « la bagnole », au bitume et aux méga infrastructures écrasantes. Le précurseur de « l’écologie politique » a vu sa France se faire plastifier, mettre en barquettes, informatiser avant de se faire « dématérialiser » et précipiter contre le mur de l’impensable, en ne cessant de rappeler qu’il faut« créer les moyens de sa société au lieu de la société de ses moyens ». Justement, quand le signal vient « d’en-haut », la « protection de la nature » ne s’exercera-t-elle pas au détriment des populations et à l’encontre des besoins humains fondamentaux ?

Dès 1972, Charbonneau redoute l’émergence d’un « écofascisme » précipité par une catastrophe, organisée ou non, menaçant la liberté humaine – « la surpopulation implique l’organisation totalitaire » souligne Patrick Chastenet – ainsi qu’une ère spéculative du greenwashing et de la « croissance verte » dans un monde en ébullition et en chantier perpétuels au seul profit d’une jet-set hors sol...

Le mouvement d‘écologie politique naissant présente aux élections présidentielles de 1974 l’ingénieur agronome René Dumont (1904-2001). Charbonneau reproche à celui-ci de «  s’être mis au service du plan Monnet pour liquider les paysans » et souligne que la vocation d’un mouvement écologiste n’est pas d’ « établir le paradis sur terre, mais d’y éviter l’enfer ».

Président de l’Association internationale Jacques Ellul, Patrick Chastenet questionne en plein catastrophisme climatiste la pensée des deux Bordelais : « La liberté chrétienne ayant désacralisé la nature, la technique tend aujourd’hui à devenir sa propre fin. Elle rend notre monde plus étroit, interdépendant et uniforme. Les vérités techniques des sociétés industrielles sont devenues tout aussi sacrées que les vérités religieuses des sociétés traditionnelles. La technoscience suppose une suspension légitime de l’éthique au nom de la recherche de l’efficacité matérielle, mais cette suspension du jugement tend à perdurer. L’impératif technique ne se discute pas, car il revêt l’autorité de la nécessité. (...) Il est impossible de fonder une démocratie polique sur une infrastructure économique qui en est la négation. »

Ainsi, un seuil d’irréversibilité est dépassé. Charbonneau avertissait que, depuis que « les vérités opératoires de la science ont succédé à celles, mythiques, de la religion », celles-ci « tendent à devenir les seules qui puissent être reconnues par tous les hommes donc la seule base d’un consensus interne et international  ». Voilà pourquoi « dans l’état actuel des choses en dehors de la guerre de chacun contre tous, le seul ordre concevable est celui d’un gouvernement mondial et total de la terre en fonction d’une connaissance scientifique qui n’oublierait aucun facteur, notamment humain  ».

Ces « vérités opératoires » érigées en valeur absolue, mènent « soit à la destruction d’une terre surexploitée, soit à celle de la liberté par une gestion oecuménique au nom de l’autorité scientifique ». Depuis, l’assombrissement des horizons ne doit pas pour autant occulter les marges de manoeuvre politiques résiduelles – le choix de la « démocratie » doit rester possible. L’élaboration d’une réponse démocratique ne devrait pas être confisquée par l’accaparrement d’une jet-set climatiste surjouant sa « transition » high tech...

 

Le droit à l’existence

 

Le sombre pressentiment de Charbonneau, pourfendeur de l’agrochimie et du nucléaire dans la presse écologiste (La Gueule ouverte, Combat Nature, etc.) se double d’un doute profond quant à la capacité de résistance au totalitarisme industriel et marchand sur l’air convenu de « on n’arrête pas le progrès » : comment cette contrefaçon de « civilisation », anesthésiée par ses addictions à l’illusionnisme du « confort » et du consumérisme, pourrait-elle « protéger » une nature qu’elle détruit, si ce n’est en « l’intégrant comme une variable de plus à administrer  » sur la voie de plus en plus étroite entre nature et société ?

Pour lui, l’homme doit « se souvenir qu’il est nature et liberté comme il est société et individu » (Chastenet) – pas besoin d’un léninisme vert au service de multinationales ni d’un catastrophisme climato-effondriste pour le réaliser... Pour lui, les écologistes sont « loin de saisir la gravité de la destruction de la nature et n’envisagent guère que l’agriculture qualifiée tautologiquement de « biologique » comme si toute véritable agriculture n’était pas une technique du vivant  » : la « transformation de l’agriculture en industrie mécanique et chimique et de la campagne en banlieue agroalimentaire » ne constitue-t-elle pas « un changement plus important que le nucléaire » ?

Si l’écologie « peut être un gain pour la pensée quand elle rappelle à l’Homme qu’il n’est pas tout, et à une société obsédée par la production son impact sur l’environnement, autant, lorsqu’elle devient un écologisme, elle en fait une idéologie tout aussi abstraite que celle de la croissance ». Charbonneau souligne que « la destruction de la nature et de la liberté serait humainement insupportable si elle n’était compensée par un mirage  » - voilà pourquoi « la technocratie économique se complète d’une organisation du spectacle qui, elle aussi sous le masque de la fantaisie, est une industrie lourde contrôlée par les trusts ou l’Etat  ».

Plus que jamais, « le mouvement écologique est condamné à se poser la question de la liberté moderne ». Sa première tâche est « la défense de l’existant », non la promotion du greenwashing actant la surexploitation des ressources tant humaines que naturelles sous emprise gestionnaire, avec de prétendues « énergies renouvelables » s’ajoutant aux « énergies fossiles », faute de s’y substituer : « Recycler l’écologie en produit de consommation, en spectacle ou en posture, c’est la vider de sa substance émancipatrice » (Chastenet). Pour Charbonneau, la réponse au chaos qui vient n’est pas « plus de science et plus de technique » menant à plus de contrôle sur les individus. Mais plutôt une politique de contrôle d’une innovation scientifique et technique : « Diriger la technique, c’est replacer la charrue derrière les boeufs  » reprend Patrick Chastenet, prenant acte que, « dans une société désenchantée, on court le risque de sacraliser l’autorité scientifique et technique au détriment de la liberté humaine ». Nous y sommes – « on n’échappe pas à la question du pouvoir, qu’on l’exerce ou qu’on le subisse »...

La moins mauvaise option serait de cesser de jouer des peurs individuelles ou de l’imprécision d’un « risque systémique global » agité par des marchands de peur climatofanatiques pour écrire collectivement un autre scénario que celui du pire qui dénie le droit à l’existence tout autant que la garantie d’une vie terrestre à terme : « La première tâche de l’écologie est de défendre l’existant » - et de préserver « ce qu’il reste de terre et de liberté ».

Ainsi, la petite et moyenne propriété, « réellement possédée physiquement et spirituellement par son propriétaire », permettrait de préserver ou restaurer le patrimoine immobilier rural – de même que les forêts et les terres devraient appartenir à ceux qui les entretiennent : « N’est-ce pas à Babylone de payer pour son jardin ? »

Pour habiter notre demeure terrestre en conscience, autant se préserver de l’exacerbation des antagonismes et des clivages : nous ne demeurons qu’auprès de ce que nous pouvons faire durer, plutôt que de subir ce qui produit l’inhabitable –cela même qui se substitue au nôtre monde. L’espèce capable de rendre manifeste le monde se laissera-t-elle exproprier de l’habitation même ?

Patrick Chastenet, Introduction à Bernard Charbonneau, La Découverte, collection « Repères », 128 pages, 11 euros


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