Conseil à un ami médecin

par Dancharr
vendredi 20 juin 2008

Avertissement : cette conversation est fictive et se passe dans un pays imaginaire, à une époque indéterminée. Les propos rapportés sont donc complètement étrangers à notre beau pays et à l’époque bénie où nous vivons. Ils ne traduisent, bien évidemment, l’opinion d’aucun membre d’une profession hautement estimable. C’est même avec la réprobation que vous imaginez que je voyais ma plume aligner des phrases que je n’ai jamais entendues et qu’aucun médecin ne tiendra jamais. La seule explication qui peut tenir lieu d’excuse est ce fameux article 9 du Code de déontologie qui oblige à venir au secours d’une personne en péril. Pris au piège d’une inspiration fatiguée, il me fallait bien, dans un premier temps, écouter son discours d’affairiste sans scrupule et, puisqu’il s’était imposé en tant que vieil ami, j’étais contraint, pour obéir aux lois de l’amitié, de lui venir en aide, non sans lui avait prêté, soyez-en rassurés, une oreille plus que scandalisée. Je sais que ce préambule embarrassé est superflu, tant la confusion est impossible, mais je ne transige jamais avec le principe de précaution. 

Ce matin, un coup de fil, un ami de trente ans : « Je dois te voir ». « Viens quand tu veux ». Le temps d’arriver, il est là. Je le reconnais à peine : pâle, amaigri, défait, il n’est plus le jovial gai luron de toujours, un Prozac ambulant.

Avant même le bonjour, le cordial s’imposait. On the rocks, as usual. J’enchaîne par un : « Que se passe-t-il ? »

Ø « Ah, si tu savais ! la cata. Je suis en train de craquer. J’y arrive plus avec ce qu’ils nous font ».

Ø « Explique ».

Ø « Depuis les campagnes d’interdiction de tout : le sel, le sucre, le gras, la vitesse, le ceci, le cela et maintenant le tabac, on y est, l’impossible - qui l’eût cru ? - n’est plus français. LES GENS SONT DEVENUS RAI-SON-NA-BLES ! Du jamais-vu ! Ils ne salent plus ou à peine, avec le dos de la cuillère. Ils mangent peu et crétois autant dire prunes et clopinettes. Ils ne fument plus, ils roulent au pas et font de la bicyclette. Et, tiens-toi bien, ils ont remplacé le Saint-Émilion par la Sainte-Yorre !

Sous prétexte de sauver leurs poumons, leurs artères, leur cœur, leur foie et le reste, ils nous mettent sur la paille. Ma clientèle a chuté des 2/3 et le tiers restant est en train de guérir ».

Je le ressers pour lui redonner un peu de courage. Il en a bien besoin, le pauvre, pour continuer.

Ø « Adieu les beaux cancers du poumon ! C’est trois années de revenus qui s’envolent en fumée.

Adieu les artérites ! Au moins 15 ans de survie, 1 visite tous les trois mois. Tout le monde était content et une saison à Royat pour le fun et le gaz.

Ne parlons pas de l’hypertension, elle entre dans la légende.

Tu ne me croiras pas, mais pas une cirrhose depuis six mois !

L’obésité recule puisqu’ils mangent presque plus. Les 3 Mac Do du coin, le King Burger et la Pizza Hutt viennent de fermer, lessivés. Des restos bio-végétariens ont pris leur place.

Conséquence fâcheuse, le diabète se fait rare. Et le diabète c’était ma serviette et mon couvert quotidien chez le 3 étoiles que tu connais. J’y avais mes aises. Lui aussi peut se faire du souci. Le diabète c’est facile à traiter. « Mangez moins ! » Mais heureusement ils n’obéissaient pas. 2-3 comprimés ou une petite piqûre et on n’en parlait plus jusqu’à la prochaine visite : contrôle et bilan. Puis, et ça rend nostalgique, venait le beau temps des complications et il y en avait, de quoi t’occuper à plein temps !

C’était la belle époque, tout ça c’est fini. Je ne sais plus comment faire. J’ai déjà supprimé Lola, ma maîtresse, tu l’as connue. Je ne pouvais plus assurer (un soupir, un regard lointain) son train de vie ».

Là, je compatis. Je connaissais Lola, la seule faiblesse de mon ami, une Lolita avec de la classe.

Mais il s’était repris.

Ø « J’abandonne la voiture pour les visites. Il y en a si peu ! Je me suis mis au vélib.

Pour mon petit dernier, l’orphelinat peut-être.

Qu’est-ce que je vais devenir ? Je viens te voir parce que t’es de bon conseil ».

J’avoue être éberlué. J’avais quitté la profession depuis longtemps et me doutais de rien.

Ø « Est-ce un cas isolé ? »

Ø « Mais non, c’est général ou presque. Les dermato, les psy, enfin ceux qui sont dans les marges, qui ne font pas dans le corps-à-corps s’en tirent bien. Les spécialistes trinquent aussi. Imagine un pneumo sans cancer du poumon, un cardio sans infarctus, sans hypertension, un ORL sans cancer du larynx, un hépatologue sans cirrhose, un diabétologue sans diabète, un nutritionniste sans obèses. Même les orthopédistes sont sur les genoux : plus d’accidents de la route, plus d’os à souder.

Les conséquences sont graves. Beaucoup de confrères abandonnent. C’est le burn out. Ils retournent à la terre ».

Ø « Tu veux dire une reconversion ? »

Ø « Non, celle du cimetière, dessous. Les survivants se mobilisent, organisent des manifs, bloquent les péages, se tournent vers les trotskistes. Ils veulent faire front commun avec les buralistes. Mais il y en a bien d’autres qui ont le même problème. Faute d’accidents, les mécanos n’ont plus de bagnoles à réparer et le marché de l’auto s’effondre ; les assureurs n’ont plus d’assurance sur la mort à placer : les charcutiers, les pâtissiers ne tiendront pas longtemps. Même les paludiers de Guérande sont à marée basse.

Peut-être que si on se serre les coudes on va réussir à obliger le gouvernement à reculer pour qu’on en revienne aux bonnes vieilles habitudes. Celles qui permettaient à tout le monde de vivre. Tous les morts, les blessés, les malades, ça occupait des gens ! Le chômage était au plus bas. Je vais te dire : le pays avait meilleur moral. Les Français sont des gens sérieux. Ils vont comprendre où est leur intérêt. J’ai bon espoir dans ce gouvernement. Ce sont des sages. Ils aiment les bonnes réformes ».

Mon ami s’était redressé. Il avait repris des forces et des couleurs en rêvant à cet avenir radieux dont il se convainquait en même temps qu’il parlait. Je le sentais prêt à continuer :

Ø « Certainement tu as raison, mais dis-moi, c’est le triomphe de la prévention, ce vieux rêve, cette grande idée : prévenir plutôt que soigner sans être sûr de guérir ».

Ø « Parlons-en, une fausse bonne idée ! J’y croyais moi aussi et m’y activais comme les autres, mollement pour pas brusquer, pas traumatiser. On faisait du politiquement correct. Faut dire qu’on ne montrait pas trop l’exemple. Les médecins fumaient presque tous et, question alcool, on était mal placés pour modérer. Enfin, on en parlait, ça assaisonnait un peu le discours. Et puis c’est toujours agréable de culpabiliser un peu. Un médecin est un confesseur et, sans punition, il y a comme un manque.

On n’avait pas pensé aux conséquences. Elles sont terribles. A côté, nos petits problèmes ce n’est rien.

La longévité fait un bond. Dix ans de gagnés d’un coup. Les pompes funèbres sont aux abois. La plupart à l’agonie, les mieux équipées font dans l’irrigation. La moyenne d’âge approche les 100 ans. On va bientôt les dépasser. Les retraites ne seront plus payées, faute de liquidité. Tout le PIB y passera. Il va falloir travailler jusqu’au bout, Alzheimer ou pas. Les jeunes n’ayant plus de places à prendre vont émigrer ailleurs.

Tu imagines la situation : des vieux pour s’occuper de vieux. Le cauchemar. Et de quoi parler ? C’est peut-être un détail, mais pas sans importance. La maladie, la santé, si possible mauvaise, était le sujet de conversation habituel, même le seul pour les plus de 70 ans avec Questions pour un champion. Plus de malades, c’est aussi plus de visite chez le médecin à qui on raconte ses petites misères, ses petites peurs. A qui se confier ? Y a plus de curé. La maladie, même petite, c’était aussi la certitude d’être pris en charge, d’être considéré avec respect par tous les métiers de la santé : de la guichetière de la Sécu à l’aide-ambulancier en passant par le portier de l’hôpital. Tout ce monde était au garde-à-vous devant le malade car il vivait de sa bronchite, de son ulcère, de son cancer. Je ne parlerai pas, par discrétion, des privautés que Mesdames et Messieurs les médecins, les infirmières et même les aides-soignantes avaient le devoir d’exécuter, que cela leur plaise ou pas.

Non, la nature en inventant la maladie savait ce qu’elle faisait ! Comme toujours, on a tout faux. En voulant bien faire on a tout bouleversé et on se retrouve dans le caca ».

Que dire devant un tel tableau ? L’impression d’être devant celui de La Méduse.

Ø « Une dernière question : comment ce miracle a-t-il été possible ? Des décennies sans résultat, la prévention, de mon temps, on en parlait, par habitude, comme une tarte à la crème. On se gardait bien de passer aux actes ».

Ø « Tout arrive, même le pire. Un jour, un politique a décidé de faire son métier, de tenir ses promesses, du jamais-vu. Comme s’il avait pas mieux à faire : des discours, des inaugurations, des voyages, des nominations, des commissions. En fait, il a sous-traité le problème à ceux qui savent te vendre un truc qui sert à rien, une voiture qui marche à 300 à l’heure, une lessive qui lave plus blanc que le blanc, qui font d’un navet un chef-d’œuvre, d’un ripoux un honnête homme et transforment le dernier des politicards en Jeanne d’Arc. Les pubarts sont pas des tocards. Ils ont investi là où ça marche, à la télé. De la méthode Coué, on est passés à La Méthode Cauet. Avec le label « Vu à la télévision », tout se vend et bien, même la prévention. Des spots à toutes les sauces, des slogans séguelesques, des clips d’enfer, un martèlement sur et subliminal et l’affaire était dans le sac.

Pour faire dans l’éthique et le commerce équitable, un petit intéressement est venu donner de la respectabilité et de la responsabilité au process. Grâce à un petit kit que tu branches sur le bon site, on enregistre une fois par jour ton taux d’alcoolémie, d’oxyde de carbone, ta glycémie, ton cholestérol, ta tension et si t’es dans les normes, tu reçois une petite récompense, pas négligeable et qui a été appréciée. Le résultat a été celui que je t’ai décrit : PHÉNOMÉNAL. Il n’y a que les ermites comme toi qui ne sont pas au courant ».

Piqué au vif par sa critique implicite, je me rebiquais, vexé.

Ø « Tu me prends au dépourvu. Laisse-moi réfléchir ».

Trois secondes d’intense silence.

Ø « Le plus simple, mais pas forcément le plus sûr, est que tu passes à la gérontologie. Mais là aussi il va y avoir pléthore. Et puis, à partir d’un certain âge, c’est surtout de brancardiers qu’on va avoir besoin. La meilleure solution, à y bien réfléchir, ce serait de revenir aux fondamentaux, à la grande tradition, au théâtre classique. Souviens-toi qui a dit "le bien portant est un malade qui s’ignore". Rappelle-toi Le Malade imaginaire, Molière. Voilà un marché porteur, qui ne demande qu’à renaître. Il t’attend, tu lui rendras service. Il a besoin d’hommes comme toi. Des bons cliniciens qui ne sont pas dupes de l’apparence, qui savent parler au-delà des maux.

Tu as toujours été un peu comédien, le métier l’exige. Force donc un peu ta nature, fais un stage chez Cochet pour poser ta voix. Apprends le texte de Knock, mets-y de la conviction. Avec ton talent, en huit jours ta salle (d’attente) joue à guichets fermés ».

Je le voyais dans ce rôle, mieux que Jouvet, que Luchini, il le tenait, c’était celui de sa vie, de sa survie, une renaissance même.

J’ai eu du mal à terminer. Je me voyais déjà dans mon fauteuil d’orchestre en train de l’applaudir à m’écorcher les paumes, lui, envoyant au lit et à la diète tous les bienheureux trop contents d‘être traités comme ils se sentaient, des malheureux.

Il m’avait écouté avec attention car il était venu pour ça. Mais il ne s’attendait pas à une telle suggestion. D’abord interdit, presque choqué, il resta silencieux avant d’exploser :

Ø « Mais bien sûr ! Il faut passer d’une médecine en décomposition à une médecine de composition, tout en subtilité, en persuasion, en connivence, mais avec de la componction, de l’assurance, de la fermeté et même de la rigueur.

C’est, pour moi qui ai toujours rêvé des planches, un rôle à ma mesure ».

Je passe sur la suite. Ses effusions, ses remerciements. Je l’avais sauvé du déshonneur, de la faillite, de la famine. Il allait récupérer Lola, retirer son petit dernier de la famille d’accueil, abandonner le vélo trop dangereux. Il revivait, rayonnait, retrouvait ses couleurs, rajeunissait, une nouvelle vie allait commencer, etc.

Je n’avais fait, comme d’habitude, que mon devoir. Il faut s’aider, entre amis de trente ans.


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