Dans le feu de l’action
par C’est Nabum
mercredi 2 avril 2025
L'autodafé spontané.
Tout débuta au 451 de la rue Émile Zola là où vit Marie, dans le quartier des écrivains : une paisible résidence faite de pavillons individuels. Toutes les rues honorent un auteur célèbre et pourtant, au fil des années, la lecture a cessé de préoccuper les habitants de ces belles demeures. Les écrans ont envahi les pièces et les cerveaux, les bibliothèques ne sont plus couvertes d'ouvrages tandis que même les liseuses électroniques sont passées de mode.
Nombre des habitants de l'endroit ne cherchent plus à savoir qui sont ces personnages qui figurent sur leur adresse. Les lumières ne brillent plus dans l'esprit d'une nation qui a vendu son âme à l'intelligence artificielle et à l'hydre numérique. Seule parmi une population sans culture, Marie, une adolescente solitaire, passe ses journées plongée dans un roman tiré de la vaste collection de ses parents.
Lorsque Marie évoque sa passion ou plus encore un livre qui l'a littéralement transportée dans un autre monde, ses copines se moquent d'elle. Aucune n'aura l'idée saugrenue de perdre son temps à déchiffrer ces signes alors que des séries ou des enregistrements vous permettent de suivre les grands textes qui demeurent au programme du lycée malgré les protestations véhémentes des adversaires de cette activité surannée.
Marie, alors qu'elle allait se lancer dans une nouvelle lecture, assista médusée à un curieux phénomène. Le livre qu'elle avait tiré d'un placard, sous ses yeux se mit à brûler sans aucune raison. Elle ne put que constater les dégâts sans qu'il n'arrive rien de fâcheux pour elle. Par contre, elle entendit des cris dans sa rue…
Le même phénomène s'était produit dans tout le quartier. Des livres rangés depuis longtemps dans des placards poussiéreux, avaient pris feu et cette fois déclenché de petits incendies ici où là. Il faut bien admettre que rares étaient désormais les maisons où les résidents avaient conservé ce marqueur des temps anciens ! Marie fut bien la seule personne bouleversée par ce qui venait de se produire.
Elle voulait comprendre. Tout d'abord parce que chez elle, un seul livre avait pris feu tandis que chez ses voisins, c'était parfois toute la collection qui s'était consumée. Ailleurs, une grande partie des ouvrages était devenue des cendres. Pourquoi les flammes ne touchaient-elles pas tous les ouvrages ? Pourquoi dans les autres quartiers, il ne s'était rein passé ? Marie, en amatrice d'intrigues policières, voulait savoir.
Une chose était évidente pour elle ; les livres brûlaient dans les maisons situées le long des rues portant un nom d'écrivain. Elle remarqua cependant que ceci ne s'était déroulé que dans sa commune et nulle part ailleurs. Un mystère insondable qui ne défraya même pas la chronique. Le monde de l'information numérique ne se préoccupant plus de telles fadaises.
Mais pourquoi pas tous les livres ? Il devait bien y avoir une explication. Elle observa attentivement les livres rescapés. Tous les siens d'abord et beaucoup d'autres qui s'étaient retrouvés dans les poubelles des autres demeures après cette première alerte. Pourquoi ceux-là avaient échappé aux flammes ?
Elle établit des listes d'auteurs en découvrant que si les anciens avaient survécu, les mêmes étaient partis en fumée ailleurs. La piste ne menait nulle part. C'est son père qui lui mit la puce à l'oreille en évoquant l'ouvrant réduit en cendre chez elle. Il lui avait déclaré : « C’est curieux, c'est le seul livre que mes parents avaient commandé sur une plateforme. Tous les autres, ils les avaient achetés chez le libraire du quartier ! »
Il y avait donc une malédiction qui frappait les ouvrages distribués par des voies qui ne faisaient pas honneur à la grandeur du livre. Marie avait lu des textes évoquant le combat des libraires indépendants contre ces formes délétères de distribution transformant la littérature en objet de grande distribution. Elle fut enchantée de sa découverte tout comme certaine qu'il y avait bien là une malédiction qui demandait à être plus encore dévoilée.
Puisque seul son quartier était touché et justement là où des noms d'auteurs étaient à l'honneur. Les écrivains du passé se vengeaient de leur désaffection en brûlant les produits nés de cette forme absurde de vente du livre. Le voile se levait sans pour autant comprendre pourquoi précisément dans sa ville.
Marie heureusement finit par découvrir en faisant de nombreuses recherches que ici ou là, d'autres incendies livresques s'étaient produits en divers lieu du pays. Elle nota les adresses où l'on évoquait ce phénomène. Elles confirmaient toutes son hypothèse. Par contre, elle se cassait les dents sur la localisation des mises à feu.
Ce fut par le plus grand des hasards qu'elle se rendit compte que sur sa commune avait eu lieu le premier bûcher de l'inquisition touchant des chanoines lettrés en 1022. Elle poussa son enquête et découvrit avec stupeur qu'en certains lieux, des gens de lettres avaient subi le martyre par les flammes. C'est son cher Étienne Dolet qui l'avait mise sur la piste. Elle avait relu ce qu'on disait de lui sur un site célèbre :
« Étienne Dolet, né à Orléans le 3 août 1509 et mort sur le bûcher le 3 août 1546 place Maubert à Paris. Il fut un grand humaniste : écrivain, poète mais aussi imprimeur. Très controversé personnage tout au long de sa vie, il se trouva pris entre les espoirs de la Renaissance et le pouvoir de l'inquisition. Ses positions tout comme ses publications en firent une proie de l'inquisition qui avec l'aide du parlement de Paris et de la faculté de théologie de la Sorbonne finit par obtenir sa condamnation pour hérésie. En 1546, il fut pendu et puis brûlé avec ses livres. »
Marie venait de comprendre qu'elle avait été témoin d'une vengeance des gens de lettres d'outre tombe qui mettaient ainsi en garde les rares personnes encore éveillées sur le risque de la mort du livre. Il fallait agir au plus vite. Naturellement on l'a pris pour une folle, une illuminée et des envies de bûcher ressurgissaient dans certains esprits résolument modernes.
Elle tint bon, lança des pétitions, fut écoutée petit à petit, d'autant que bientôt les livres se consumaient dans toutes les rues portant des noms d'écrivains. La chose alarmait car des incendies avaient fait de gros dégâts. On la consulta pour savoir comment enrayer le phénomène.
Marie fut beaucoup aidée dans sa cité même si elle rencontra l'hostilité ouverte et féroce d'un président de région qui avait été à l'origine de la fermeture du magnifique musée de la sorcellerie. Elle obtient que l'on attribue des noms de rues à ceux qui avaient succombé aux flammes et à l'intolérance féroce de l'Inquisition.
Ainsi elle établit une liste sans doute imparfaite mais qui fut suivie par de nombreuses municipalités tandis qu'une loi rétablissait l'existence d'une librairie dans les communes de plus de 3 000 habitants alors que des livres seraient proposés dans les cafés installés depuis peu dans les petites communes.
Étienne Dolet, Michel Servet, Marguerite Porète, Jacques de Molay, Georges de Charnay ; Jeanne de Divion, Jeanne Daubeton, Jean Vallière, Pierre Chapot, les chanoines d'Orléans et toutes les pauvres femmes qu'on avait décrété sorcières furent honorées dans le pays qui retrouva goût à la lecture ; ce feu intérieur qui lui, ouvre l'esprit.