E pericoloso sporgersi

par Sandro Ferretti
vendredi 5 février 2010

Ceci est un carnet de voyage. Les vaticinations ferroviaires sont dangereuses, mais peuvent contribuer à l’éducation civique des plus jeunes. Si votre vie semble sur des rails, si vous ne vous demandez même pas pourquoi les trains arrivent à l’heure, ne lisez pas ce billet. Les autres, ne m’objectez pas que vous ne prenez jamais le train. On l’a tous pris, ce train, avec ou sans chef de gare. Ceux qui ne l’ont pas encore pris le prendront. Et ceux qui m’aiment prendront le train.

J’ai hélé le premier taxi qui se présentait, une R 16 grise flambant neuve. Ce jour pluvieux de septembre 1979, le chauffeur était du genre bavard, et commentait directement les informations qui s’égrenaient dans l’autoradio. Raymond Barre présentait un nouveau plan d’austérité, et annonçait que gros comme maigres devront se serrer la ceinture d’un nouveau cran. Mesrine avait envoyé une lettre à Broussard pour lui dire que la prochaine fois, ils avaient intérêt à être nombreux et à tirer les premiers, car sinon, il ne ferait pas de quartiers dans la bleusaille. Pierre Goldman, un supposé extrémiste de gauche, venait d’être assassiné dans le 13 eme arrondissement. Un jeune illuminé chevelu mais doté d’une guitare, avait été embarqué aux abords du square parce qu’il perturbait les constatations de la police avec une chanson qui disait "j’ irai au bout de mes rêves". A part ça, on se perdait en conjectures dans les milieux autorisés.
 
En gros, mon chauffeur de taxi estimait que les choses allaient rester à peu près stables pendant un an, date à laquelle tout allait péter, à cause du ras-le-bol populaire conjugué aux autonomes et aux nervis aux ordres de l’URSS. Il ajoutait que de toutes façons, il faisait encore taxi pendant six mois, mais qu’après il se cassait, mais alors ce qui s’appelle se casser. Il avait une petite baraque à Epaux-Bézu et là, il attendrait la faucheuse au calme devant la cheminée.
 
Sur ces entrefaites, je suis arrivé Gare de Lyon, juste à temps pour monter dans le Paris-Rome couchette de la Cie des wagons-lits. J’ai dû courir sur les quais, en écartant de jolies filles en mini-jupes avec des bottes de cuir qui leur montaient jusqu’aux genoux, avec des sacs à main aux grosses boucles en métal chromé. J’ai failli renverser un vendeur de l’Aurore à la criée.
 
J’ai trouvé sans trop de mal mon compartiment couchette, avec du plaqué-bois un peu pompeux et des rideaux poussiéreux. Le cendrier métallique fixé sous la fenêtre débordait de mégots. Je ne dois pas me plaindre, le journal me paie la première classe. J’ai une double couchette : je devais partir à Rome avec ma maîtresse Viviane, mais elle a dû se décommander au dernier moment. Son mari commence à se douter de quelque chose et il connaît pas mal de voyous, m’a-t-elle confié. Je n’y crois qu’à moitié : je pense plutôt qu’elle est partie en cachette se faire avorter en Suisse.
 
Je suis allé dîner au wagon restaurant, où j’ai picoré dans une vague sole qui sentait la vase, avec des frites grasses dont l’huile à giclé sur mon pantalon à pattes d’éléphant. J’ai commandé un Brouilly, et j’ai commencé à m’arsouiller consciencieusement tout en griffonnant mon article. Je suis chroniqueur "littérature et musique" au journal Libercon. Mon rédac-chef, Serge Japy, m’a demandé une étude comparée des groupes Téléphone et Trust, en soulignant en quoi ils participent d’une même aliénation des classes laborieuses par une version moderne du "panem et circences" romain. Je termine l’article en ouvrant sur la perspective d’une troisième voie avec Bernard Lavilliers, qui vient de chanter à la Fête de l’Huma. Je l’ai titré "la grande marée". Je ne suis jamais aussi bon que quand j’écris un peu saoul.
Au café, j’avais fini mon article et fumé au moins six Gitanes.
 
J’ai regagné ma couchette en effleurant, dans le couloir étroit, la coiffe de deux religieuses qui allaient au Vatican. Plus loin, une madone des sleepings défraîchie, avec du violet sous les yeux, m’a barré le chemin de ses bras pleins de bracelets clinquants. Elle m’a appelé "chéri" et dit que pour 200 francs, elle me grimperait dessus si bien que j’en oublierai jusqu’à mon nom. J’ai secoué la tête et j’ai entendu un vague "pauvre type" en entrant dans mon compartiment.
J’ai mis le verrou.
 
Je me suis vaguement assoupi dans le tam-tam des traverses, avec des gares irréelles qui défilaient dans la nuit, avec personne sur les quais, comme dans les romans de Michel Butor.
 
J’ai été réveillé par les coups frappés à la porte. C’étaient deux jeunes, un maigre efféminé et un costaud tatoué, avec des bracelets de déménageur en cuir clouté. Ils offraient des préservatifs à ceux qui voulaient bien contribuer à une association à laquelle je n’ai rien compris. J’avais gardé un pied contre la porte, et j’ai dis "non merci, pas besoin de capotes, je ne fréquente pas les prostituées".
Ils ont eu l’air ébahis, et m’ont dit :
- "Hey mec, réveille-toi, on est en 1988. Y sont pas croyables, ces bourges".
C’est la première fois qu’on me traitait de bourgeois. Et puis ils avaient parlé de 1988, et pourtant ils n’avaient pas la tête de Georges Orwell. Je suis allé aux toilettes me passer de l’eau sur le visage, et je me suis trouvé les traits creusés, vieillis, avec des poches sous les yeux. La fatigue.
 
Je me suis recouché, et j’ai voyagé un peu entre deux eaux, la veille mêlée à de mauvais rêves de trains qui déraillent et écrasent des crapauds violets qui traversaient la voie sans regarder.
Et puis, de nouveau des battements à la porte.
C’était un contrôleur, avec les cheveux courts et une boucle d’oreille étrange, qui a poinçonné mon billet en me recommandant de faire attention, car un certain Sid Ahmed Rezala, l’égorgeur des trains de nuit, n’avait toujours pas été arrêté. J’ai hoché la tête, puis après un temps, comme on confie un secret, je lui ai demandé l’heure.
-"3 heures 57" qu’il a dit, l’horloger suisse en casquette.
-Oui, mais.. Quelle année ?
-"Ben, 1999. Faut vous recoucher, mon vieux".
Après un truc comme ça, on ne peut plus se rendormir. Aux toilettes, j’ai bien vu que j’avais pris des cheveux gris, et perdu des muscles. J’étais encore mince, mais un peu enrobé à la taille.
On avait dépassé Lyon et on ne devait plus être loin ni de l’aube, ni de Chambéry.
 
J’ai fais l’ouverture du wagon bar. Le double expresso m’a fait du bien, et j’ai grillé ma première Gitane, la meilleure, en soufflant bien loin la fumée.
Aussitôt, des gens ont accouru, le serveur aussi, en me demandant d’écraser ça tout de suite. J’ai répondu que j’étais en zone fumeur, mais ils m’ont regardé comme si j’avais dit un gros mot. En ricanant, ils ont ajouté que si je continuais à jouer au con, ils appelleraient le contrôleur.
 
J’ai regagné lentement le wagon-lit, en passant par les voitures à places assises. Les passagers montés à Chambéry et Modane avaient l’air bizarre. Les filles avaient des jeans trop courts à la taille, qui laissaient voir la naissance de leurs fesses et leur culotte. Beaucoup avaient un sonotone avec un fil qui sortait des oreilles, et donnaient des grands coups de tête d’avant en arrière, en battant la mesure avec leurs doigts sur les cuisses.
Des hommes jeunes, en costume mais le crâne rasé comme des bidasses, tapotaient frénétiquement sur des machines à écrire avec un écran de télévision couleur, qui émettaient de brefs sons de flippers. Une femme en costume hurlait dans un téléphone sans fil des choses incompréhensibles : "si le back up des sauvegardes du masterplan n’est pas prêt pour le passage de l’audit d’implémentation , vous pouvez dire adieu à vos RTT, bandes de nazes".
Elle avait l’air en colère. En fait non, car après elle a lu une revue, "Cosmopolitan", qui traitait de l’éjaculation précoce et de son traitement par l’ingestion régulière de loup safrané en papillotes à la terrasse de chez Finzi.
 
Derrière elle, des adolescents parlaient de leur problèmes d’Oedipe, apparemment, puisqu’ils parlaient régulièrement de "niquer leur mère".
J’ai demandé son téléphone à l’un d’eux, et j’ai appelé la rédaction. C’est une secrétaire qui m’a répondu que le journal était en liquidation judiciaire. Un média Internet citoyen envisageait de reprendre l’affaire. Les articles y seraient écrits gratuitement par des bénévoles. Je n’y ai pas cru.
Elle a ajouté : "de toutes façons, plus personne ne sait lire ni écrire, alors…",et puis elle a raccroché.
 
Arrivé à la gare centrale de Termini, rien n’avait changé. Ca m’a rassuré. Les mendiants étaient toujours là, mais ils avaient des boucles dans le nez et des chiens sans muselière.
Piazza San Eustachio, j’ai pris un ristretto en terrasse. A la table voisine, il y avait un gamin malicieux qui a dit à sa mère : "Maman, le vieux Monsieur, il fait rien qu’à regarder les fesses des dames qui passent". Horrifiée, sa mère s’est levée en serrant son gamin contre elle. Elle est partie en maugréant "si c’est pas malheureux, en 2015.."
 
Je n’ai plus voulu rester à Rome. Je voulais rentrer illico à Paris en avion.
 
Arrivé à l’aéroport de Fiumicino, j’ai rapidement compris qu’il y avait quelque chose d’anormal. Les abords étaient cernés de gyrophares bleus, de flics excités et de passagers hagards. Yasmina, mannequin vedette de chez Elite venait de se faire pincer au passage du scanner intracorporel , avec un string de chez "Anti-flirt" bourré de pentrite, relié à un détonateur placé dans son tampon hygiénique. Pendant qu’elle était emmenée de force, entièrement nue, par le personnel de sécurité, elle criait "Dieu est grand, voilà pourquoi vous crèverez tous".
Tous les vols étant annulés, je suis retourné vers la station de taxi, prise d’assaut par la foule surexcitée. C’est là que j’ai été abordé par une fille étrange, une jolie brune en perfecto, jeans et santiags, qui ressemblait comme une sœur à Christine Boisson, dans "Extérieur nuit".
 
J’ai bien compris qu’elle était taxi clandestin quand elle m’a emmenée à l’écart, dans sa vieille R 16 grise. Mais je n’avais pas le choix. Et puis je n’en avais plus rien à foutre de rien. J’étais quelque chose comme amoureux, ou déjà mort.
 Elle m’a demandé où je voulais aller. J’ai répondu " à la mer, avec une jolie fille et de la belle musique". Elle a ricané, mis le contact et dit qu’on irait sur la plage d’Ostie. Que je ne serais pas le premier qu’elle conduirait là, qu’elle avait déjà pris en charge Pasolini pour l’emmener sur le terrain vague, loin des Vespa et de la Dolce Vita .
Comme on roulait à tombeau ouvert vers Ostie, le soir commençait à tomber, et j’ai ouvert la vitre pour sentir un peu l’air mouillé. J’ai dit à la fille que je voulais bien crever maintenant. Elle a rigolé, répliqué qu’elle ne décidait pas de ces trucs, mais qu’elle voulait bien passer un coup de fil à quelqu’un qui s’occupe de ça. Et puis elle a mis un CD dans le lecteur. C’était Bashung qui disait "la nuit je mens, je prends des trains à travers la plaine, je m’en lave les mains". [1]
 
D’un coup de menton à travers le rétro, elle m’a demandé si ça me plaisait. Elle avait les dents pourries, la langue verte et passait les vitesses au volant avec un tibia en guise de levier. J’ai fais oui avec le pouce levé. Alors, elle a mis le son à fond, et j’étais à deux doigts de chialer comme un gosse. Pour pas qu’elle voie ça, j’ai sorti la tête par la portière, dans le vent.
C’est là que toutes les lumières se sont éteintes.
E pericoloso sporgersi[2].


[1] Alain Bashung/ Jean Fauque, 1998 Barclay
[2] "Il est dangereux de se pencher au dehors".
Crédit photo : daviddt sur Virusphoto.com.
 

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