Levée d’écrou
par C’est Nabum
jeudi 3 décembre 2020
Le grand saut dans l’inconnu.
La mesure était passée inaperçue. Du moins, je n’avais pas osé y croire. J’avais pris mes repères, prenant au fil des jours mes marques, mes habitudes, mes rituels. Au final, j’avais acquis comme une forme de confort, de confiance dans cette enceinte qui me tenait lieu de réceptacle bienveillant. Oui, ne vous gaussez pas, l’adjectif n’est pas ironique, j’avais fini par croire que c’était pour mon bien et celui de la société que j’étais ainsi astreint à cette privation partielle de liberté.
Les premiers jours, comme tétanisé par cette liberté soudaine, je suis resté terré, incapable de saisir l’opportunité qui m’était offerte. Une forme de timidité peut-être, une sourde angoisse de ce qui pouvait se tramer à l’extérieur. Toujours est-il que je n’avais strictement rien changé à mes manières d’agir, comme si cette porte entre-ouverte ne me concernait pas.
Mes compagnons d’infortune riaient de ce qui pour eux était une stupidité de plus à mettre à mon passif. Eux, ils n’avaient pas hésité, prenant bien vite la poudre d’escampette, cherchant à jouir des libéralités qui leur étaient enfin accordées. Ils revenaient plus tard, car nous ne jouissions que d’une liberté conditionnelle, émerveillés de cette vie grouillante en dehors de notre sphère habituelle. Certains en avaient le tournis.
Il est vrai qu’ils avaient croisé une foule multiple, agitée, ivre de cette liberté nouvelle. Tous s’étaient donné rendez-vous dans les mêmes lieux, comme s’il fallait faire la même chose au même endroit pour se persuader de l’incroyable vérité : nous avions acquis un degré supplémentaire d’émancipation. Bientôt nous serions à nouveau des êtres ordinaires, disposant à nouveau de tous leurs droits. En attendant, nous avions encore des preuves à faire…
Il m’a fallu quatre jours de réflexion, de doute, d’incertitude et d’une sournoise inquiétude pour enfin oser franchir ce pas. J’ai mis le nez dehors, j’ai franchi ce cercle d' un kilomètre de rayon dans lequel je macérais depuis si longtemps. Ce fut incroyable. Tout d’abord, j’hésitai longuement à dépasser les frontières mentales auxquelles je m’étais astreint. Qu’allais-je trouver en dehors ? Il y avait certainement une bonne raison pour que nos bons geôliers m’aient ainsi donné cette limite à ne jamais dépasser.
Je pris une sorte d’élan et mon courage à deux mains, je franchis la ligne imaginaire dans laquelle j’avais tourné en rond. Ce fut une surprise incroyable, une forme de stupéfaction qui me laissa circonspect et parfaitement incrédule. De l’autre côté c’était en tout point pareil : le même décor, toujours des gens dissimulés sous un voile pour flouter leur visage si jamais l’envie me prenait de les filmer. Le même air, pas plus vicié ni meilleur que celui dans ma zone de confinement.
Ni plus ni moins de passants. Sans doute des personnes différentes, venant d’un autre périmètre de sécurité mais en tout point pareilles à celles que je croisais furtivement. Elles ne portaient aucun stigmate. J’avais longtemps cru que l’on m’avait circonvenu pour m’éviter l’effroyable spectacle de lointains voisins touchés par un quelconque fléau.
Au delà de ce kilomètre contre lequel je n’avais cessé de me cogner, de l’autre côté de ce mur invisible, rien n’était différent. M’aurait-on menti ? Je ne peux prétendre qu’on m’ait mené en bateau, la chose demeure curieusement prohibée. Mais désormais, je ne suis plus dupe, il n’y avait qu’une volonté insidieuse et perverse de m’enfermer non pas dans une circonférence parfaitement délimitée mais dans un cercle vicieux destiné à m’engluer.
La première levée d’écrou fut une stupéfiante révélation. Mon temps de réflexion m’avait permis d’ouvrir les yeux tandis que mes semblables avaient foncé tête baissée sans même appréhender cette hallucinante réalité. La prison dans laquelle ils veulent tous nous enfermer est purement et misérablement mentale. Nos gardiens ne sont que d’odieux kapos désirant nous briser psychologiquement. Ils ne m’auront pas, demain je m’évade dans les livres…
Librement vôtre.
Photographies de Patrick Loiseau