« Maudits Anglais ! »
par C’est Nabum
lundi 14 juin 2021
Elle s'appelle Évangéline, une jeune et pauvre demoiselle. Elle vit en dans une belle province, effectuant différents travaux qui s'offraient à elle. En cette année, en 1751, elle cueille des pommes qui sont plus précoces qu'à l'habitude. En ce début de septembre, du côté de Châtellerault les caisses s'accumulent sur les quais de la Vienne, prêtes à être expédiées vers la capitale.
Il s'appelle Gabriel, beau marinier du Cher. Ce Berrichon solide et vigoureux est apprécié de ses compagnons. Il est de ces gens qui sont toujours d'humeur joyeuse. Il chante à merveille tout en s'accompagnant de sa vielle à roue qui la suit partout. Il a embarqué dès l'âge de douze ans ; la Loire et surtout ses affluents sont son seul univers.
Il se trouve que leurs destins vont se croiser en ce premier jour de septembre. Évangéline, pour une raison assez mystérieuse a été chargée d'accompagner la cargaison des belles pommes rouges jusqu'à Paris, en descendant la Vienne, remontant la Loire jusqu'à Combleux puis par le canal d'Orléans pour rejoindre la ville du Roi. Il se peut que sa beauté fait espérer de meilleures ventes au marchand.
Il se murmure également qu'elle est destinée à devenir servante chez un négociant poitevin qui a fait fortune à Paris et qui désire n'avoir que des filles de son pays à son service. Évangéline porte son baluchon et tous les rêves d'une demoiselle de 16 ans, encore naïve en toutes choses, quand elle monte sur le chaland où Gabriel est gabier.
Gabriel, tout juste plus âgé qu'elle, remarque instantanément cette jeune fille au visage si avenant. Il a pourtant tant à faire sur le bateau qu'il se garde bien de s'approcher de ses jupons. Il craint les colères du capitaine, un homme irascible et d'humeur massacrante. Il n'est pas question de clabauder innocemment sur le Saint Nicolas des Verdiaux. C'est la garantie de débarquer à l'étape suivante, sans le paiement de ses gages.
Gabriel ne la quitte pas des yeux durant tout le voyage. On peut dire, sans risque de se tromper, qu'il s'est épris avant même que de lui avoir adressé la parole. Quant à Evangéline, elle n'est pas insensible aux œillades que ce grand nigaud pense discrètes. Mais l'époque n'est ni à la romance ni à la ritournelle : Gabriel est à l'ouvrage tandis qu'Evangéline, future domestique va se vouer totalement au service de maîtres parisiens, une fois les pommes vendues sur les quais de Seine.
Tout bascule pour eux le 13 septembre 1751. La route jusque là fut particulièrement favorable, la Loire était « afflot » et le vent de Galarne avait permis une remonte rapide jusqu'à Combleux. Puis le trajet sur le canal se fit aisément. C'est donc ce jour-là que le Saint Nicolas des Verdiaux arrive au terme de son voyage, précisément le jour de la naissance de Louis Joseph Xavier, fils du dauphin Louis de France.
Pour célébrer la naissance du fils aîné du dauphin Louis Ferdinand, le roi Louis XV décrète trois jours de chômage et de festivités. Il n'est pas question de décharger la cargaison ni même de rester au travail. Gabriel et Evangéline se mêlent à la liesse dans cette grande ville qu'ils découvrent tous deux dans ce contexte de grande agitation.
C'est la deuxième journée de fête pour eux, de ripailles et de beuveries pour la population cosmopolite de Paris, que tout bascule pour les deux jeunes gens. Gabriel est sollicité par un tavernier qui remarque sa vielle à roue. Pour quelques morceaux de musique, il aura table ouverte chez ce curieux personnage. Evangéline, on peut se demander pourquoi, l'a suivi dans cette aventure…
A la nuit tombée, la taverne finit par se vider. Gabriel laisse son instrument ; Evangéline et lui souhaitent jouer une toute autre partition, seuls par les rues désertes de la ville. Ils échangent quelques mots et encore d'autres petites choses qui ne nous regardent pas. Gabriel, pour la première fois, s'autorise à prendre la jeune fille par la taille ce qui n'est nullement pour déplaire à la demoiselle, consentante, est-il besoin de le préciser. Ils en sont aux prémices d'une belle histoire quand des soldats surgissent et que leurs existences basculent...
Immédiatement, les gens d'armes les encerclent, leur demandent leur adresse. Ils n'en ont pas puisqu'ils dorment sur le bateau. L'angoisse de la situation tout comme l'émotion qu'ils viennent de vivre leur ôtent toute répartie. Ils n'évoquent pas que leur bateau fait escale à Paris. C'est là terrible maladresse et le début d'une aventure qui va les submerger. Louis XV a décrété de marier 680 couples ce soir-là afin d'aller peupler le nouveau monde. De force, au gré des arrestations pour vagabondage, crapulerie ou bien prostitution, les couples se forment au hasard pour être conduits devant un prêtre mariant à la chaîne plus qu'à l'alliance. L'église est souvent prompte à se faire la complice des pires abjections.
Gabriel et Evangéline, dans leur malheur, ont cependant le bonheur de n'être pas séparés. Ils se retrouvent même mari et femme ce qui, avouons le, n'est pas pour leur déplaire. S'ils ne sont pas fâchés par le début de cette aventure, ils seront hélas fort marris par la suite des évènements. Le bruit circule déjà parmi les raflés, qu'une longue traversée leur est promise en guise de voyage de noce.
Gabriel a la présence d'esprit de réclamer à prendre quelques affaires dans la taverne voisine. Il tombe sur un brave soldat qui obtempère à sa quémande. C'est ainsi que tous deux se chargent de leur baluchon tandis que le garçon part avec son instrument de musique. C'est ce petit détail anodin qui leur épargnera des conditions plus effroyables encore que celles que connaîtront leurs compagnons d'infortune.
Enfin, après une épouvantable traversée, en décembre 1751, ils débarquent sur les côtes de la Nouvelle Écosse et s'installent à Grand Pré, un petit village de 1300 âmes où ils ont tout loisir de s'aimer dans l'inconfort de ce qui leur fait usage d'habitation. Durant le long voyage, ils ont eu tout loisir de mieux se connaître, de s'apprécier et de confirmer que les premiers émois n'étaient pas vains.
Ils résistent à l'épreuve soutenus par la force de la passion. La vie n'est pas facile, d'autant plus que s'installe la mauvaise saison : un hiver bien plus rigoureux que ceux du Berry et du Poitou. Evangéline et Gabriel profitent de la solidarité des colons, installés avant eux. Tous ne sont pas arrivés ici sous la contrainte : il y a parmi la petite communauté des descendants des premiers pionniers de l'année 1682, des embarqués malgré eux et des aventuriers au long cours, une communauté hétéroclite certes, mais forte d'une volonté farouche de se tenir les coudes.
La vie n'est pas douce très longtemps. Moins de quatre années se sont écoulées pour eux ; ils se sont bâtis une cabane, se sont mis aux travaux de la terre, ont établi des liens avec d'autres familles. Seule l'absence de naissance trouble un peu leur bonheur. Mais qu'importe, ils s'aiment toujours autant…
Depuis quelque temps des faits curieux se produisent. Le 4 août 1755, le curé de la paroisse, l'abbé Chauvreux, est fait prisonnier par le nouveau gouverneur britannique. Des délégués de Grand Pré sont partis réclamer sa libération ; on ne les a pas revus non plus. Pour l'heure, il y a la moisson à faire et le blé à rentrer. Tous se mettent au travail pour préserver l'essentiel avant que de se déterminer à agir.
Le 20 août, alors que les travaux agricoles sont effectués, l'armée anglaise investit le village. Le lendemain, les soldats installent des palissades, le 22 août, 313 soldats transforment l'église en dépôt d'armes. Evangéline et Gabriel sont inquiets : d'autres uniformes viennent, une fois encore, se mettre en travers de leur route !
Le 1er septembre des bateaux viennent mouiller dans la baie. Gabriel qui a l'œil du spécialiste s'étonne qu'ils soient vides de toute marchandise. Pour qui sont ces mystérieux rafiots portant la maudite bannière anglaise ? C'est le 4 septembre au matin que les 418 hommes du village sont réunis et emprisonnés dans l'église.
C'est le début du grand dérangement. Loin des hommes, les femmes et les enfants sont embarqués de force, selon le bon vouloir des autorités, pour être dispersés sur les côtes américaines. Il faut en finir avec ce peuplement francophone ! Parmi les hommes, certains, dont Gabriel, font grand tapage ; ils sont mis à l'écart.
C'est quelque temps plus tard que Gabriel va être à son tour embarqué. Il ne sait rien du sort de son épouse pas plus que ses autres compagnons ne savent ce que sont devenues les leurs. C'est sous la contrainte qu'ils partent pour une longue traversée. Ils sont 1226 à être envoyés en Angleterre. Gabriel fait partie des 340 fortes têtes qu'il convient de mâter en les débarquant sur les terribles pontons de Southampton.
Lui, ne peut se résoudre à la captivité. Il finit par s'évader et regagne, grâce à la complicité de marins de rencontre, la France. Nous sommes en 1760, quatre années se sont écoulées et il n'a aucune nouvelle de son Evangéline. Il est bien décidé à retourner sur le continent américain pour tenter de la retrouver.
Gabriel a entendu parler les hommes sur les bateaux de Loire. Il sait que des frégates partent de Nantes pour un mystérieux voyage entre l'Afrique et l'Amérique. Il sait bien aussi qu'il se murmure des horreurs sur ces voyages mais c'est là sa seule chance pour s'offrir la traversée. Il trouve engagement sur un navire négrier, quai de la Fosse, et part en septembre 1760 avec le fol espoir de retrouver sa bien-aimée.
De ce voyage, nous ne dirons rien. L'horreur n'a ni couleur ni exclusivité. Ce que les britanniques firent aux Acadiens n'était déjà pas très beau, d'autres commettaient des atrocités contre des humains qu'ils vendaient comme du bétail. Les Anglais encore, les Hollandais et les Français se partagent ce commerce honteux qui donna l'opportunité à Gabriel de débarquer début mars 1761 en Caroline du Sud. C'est précisément dans cet état du Sud de l'Amérique qu'Evangéline a été installée de force en compagnie de 1100 autres compagnes de misère. Elle est devenue infirmière, s'est consacrée au soin de ceux qui échouent dans le port. Elle a conservé au fond du cœur l'espoir délirant de retrouver son homme et se dit que, dans un hôpital, elle a plus de chance de le croiser.
C'est le 22 mars 1761 que la destinée leur jouera un merveilleux tour à sa façon : précisément le jour de la mort de celui qui avait provoqué leur départ : Louis de France rendait l'âme à Paris au moment où Gabriel et Evangéline se retrouvent enfin. Il est inutile de nous attarder sur leur joie, leur bonheur et les circonstances qui prévalent à ce miracle.
Gabriel s'est blessé à la main sur le bateau négrier qu'il a fui à la faveur d'une escale à Charleston. Il a besoin d'un pansement et se présente dans ce dispensaire où l'attend justement son épouse. Leur joie est de courte durée : ils n'envisagent pas de vivre ainsi dans ce pays hostile où l'on vend les hommes comme du bétail.
Ils entreprennent un long périple pour regagner Grand Pré. Un voyage incroyable, une distance délirante pour l'époque. C'est pourtant avec une détermination sans faille qu'ils se lancent dans cette expédition insensée. Si la foi soulève des montagnes, l'amour permet de traverser un continent. Cela leur demande beaucoup de temps, des efforts surhumains, des expédients pas toujours avouables.
Quatre ans : leur longue traversée dure plus de mille quatre cents jours. Ils y ont mis toute leur énergie, toute leur détermination pour aller jusqu'au bout de ce rêve : retrouver leur cabane et cette vie qu'ils ont décidé de faire leur. Tout ne fut pas simple durant ces jours interminables : quelques rapines, des travaux humiliants, des mains tendues ou des dos qui se tournent et toujours des insultes pour ces maudits français !
Enfin, c'est le 4 septembre 1765, dix ans jour pour jour après le départ contraint d'Evangéline, que le couple arrive à Grand Pré. Ils sont au bout du calvaire, ils ont réussi l'impossible, ils ont surmonté les épreuves et vaincu l'adversité. Naïvement, ils se présentent devant leur humble demeure, frappent et demandent à entrer à ceux qui s'y sont installés. Que croyaient-ils ? Qu'espéraient-ils ? Un autre miracle, eux qui avaient bénéficié de la clémence du destin ? Folie que cela ! L'homme dans la cabane prit une arme : il a compris que face à lui se présentent des maudits francophones, ceux-là même qui ont été chassés comme des chiens. Il tire, Gabriel n'est plus qu'un animal traqué qui reçoit une balle dans le ventre.
Gabriel meurt dans les bras de son aimée, un sourire aux lèvres. Il trépasse certes mais en cette terre qu'il a choisie pour sienne, auprès de celle qu'il aime. Evangéline , la petite Poitevine, devient le symbole des Acadiens. Peut-être ai-je pris quelques libertés avec la vérité mais c'est en hommage à nos lointains cousins que je vous ai conté cette histoire.
Mémoriellement leur.